Lettre ouverte à Madame Christiane TAUBIRA, Ministre de la Justice, Garde des Sceaux

Lettre ouverte à Madame Christiane TAUBIRA, Ministre de la Justice, Garde des Sceaux

25 Décembre 2015 , Rédigé par Nour-Eddine FATTOUM

Lettre ouverte à Madame Christiane TAUBIRA, Ministre de la Justice, Garde des Sceaux

Madame la Ministre,

C’est en tant que citoyen de nationalité Française et Tunisienne, né en France, que je pose aujourd’hui mes deux mains sur mon clavier pour rédiger cette lettre.

Je suis maître de chien-guide, travailleur social, engagé politiquement depuis mon adolescence et engagé humainement depuis très longtemps.

Français de nationalité, né en France, je milite activement pour la protection de l’enfance, la lutte contre les violences de toutes sortes, que ce soit les violences conjugales, les violences faites aux femmes et celles faites aux enfants, ainsi que l’égalité et l’équité de chaque citoyen, pour que chacun puisse vivre dans une société sans être empêché par des problèmes d’accessibilité.

Tunisien de nationalité, par droit du sang, je suis engagé pour la protection de la Démocratie en Tunisie, le droit des Tunisiens de l’étranger, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dépénalisation de l’homosexualité et les droits humains.

Issu de quartiers « populaires », j’ai su construire ma vie hors de la rue par l’éducation, par l’apport des professeurs ayant connu la dictature de Franco ou ayant, comme moi, une double culture. J’aurai pu, moi aussi, tomber dans l’extrémisme, lorsque je souhaitais par tous les moyens apprendre l’arabe, lorsque je me demandais si j’étais Français ou Tunisien, avant de comprendre que j’étais un humain parmi tant d’autre, un citoyen du monde.

Nous nous étions rencontrés brièvement, Madame la Ministre, lors de la campagne des élections départementales en Essonne. Je faisais alors parti de l’équipe de campagne d’Isabelle CATRAIN et Michel POUZOL, et nous avions organisé avec vos services une visite sur la commune de Brétigny-sur-Orge, d’abord devant une école élémentaire puis dans une épicerie sociale.

Lors de cette rencontre, vous avez confirmé l’opinion que j’avais, que j’ai, de vous, à savoir une femme simple, sincère, humaine et confiante en ses valeurs. Vous avez montré votre pugnacité lors des débats portant sur la loi instituant le mariage pour tous et ainsi l’égalité de chacun devant ce droit civil. Vous avez démontré votre justesse lorsque vous expliquiez après les attentats de Janvier, à contre-courant, qu’il fallait, je vous cite, « comprendre pourquoi des citoyens Français décident de choisir une voie mortifère ». Vous voulez, je l’espère encore, réformer la protection judiciaire de la jeunesse dans l’intérêt des enfants qui sont jugés pour des délits. Pour toutes ces choses je vous respecte, et admire votre loyauté envers des valeurs qui devraient nous rassembler tous : celles de l’égalité de chacun devant la Loi, de l’intérêt de l’éducation dans la réponse pénale, de l’intérêt de la prévention pour éviter d’en arriver à la répression.

Si je vous écris Madame la Ministre, et si dans cette lettre je vous dévoile une partie de ma vie privée, c’est parce qu’en plus de l’instauration d’un état d’exception presque permanent, une différenciation va être officiellement et définitivement effectuée entre les Français. Celle-ci a commencé par la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité des personnes ayant une double nationalité mais ayant acquis la nationalité Française au cours de leur vie. Celle-ci se termine par la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité pour les personnes ayant une double nationalité et ayant acquis leur nationalité Française lors de leur naissance. Certes, cette mesure est symbolique, mais la symbolique peut être dangereuse.

De nombreux experts disent que cette mesure ne touchera qu’une dizaine de personne tout au plus. Ce nombre paraît faible, mais est déjà énorme compte tenu des conséquences que cela posera à long terme dans une société plus que jamais divisée. Cette réforme, si elle est actée, conduira le pouvoir suivant à utiliser cette mesure à sa guise, et pourrait bien amener à des dérives. La déchéance de nationalité pose également le problème de l’expulsion des personnes condamnées à être déchues, qui est, pour l’instant, interdite par la Cour Européenne des Droits de l’Homme. En outre, d’aucun se laisse à penser que cette déchéance de nationalité n’est pas efficace sur le long terme pour répondre à la terreur car les terroristes sont dans une démarche qui va au-delà d’appartenir à la nation Française car, pour eux, ils n’en font tout simplement pas parti.

Aujourd’hui, Madame, j’ai peur. J’ai autant peur du terrorisme que de ce que devient la constitution Française. Répondre à la terreur du mois de mars 2012, janvier 2015 et Novembre 2015 par une mesure instaurant deux types de citoyens est une mauvaise réponse qui renforcera l’entrée de l’extrémisme de toute sorte en France.

J’en reste convaincu, en tant que travailleur social, de citoyen binational et d’habitant de quartiers « populaires » : une des raisons qui amènent à l’extrémisme religieux est la quête identitaire. Cette quête de certaines personnes est née de par leur impression d’être des citoyens de seconde zone, des gens n’appartenant, entièrement, à la société Française. Cette croyance peut trouver ses fondements par la loi contre la burqa ou la stigmatisation par certaines organisations et partis politiques des personnes de culture musulmane. Elle peut aussi s’expliquer par le cloisonnement de certains quartiers, comme celui de Grand-Vaux à Savigny-sur-Orge (Essonne) ou encore celui des Sapins à Rouen (Seine-Maritime).

La meilleure réponse pour sortir de cette quête identitaire est sans doute éducative. L’éducation peut amener à la réflexion, à la naissance et à l’appropriation de l’esprit critique, à l’utilité de l’imaginaire. La réponse n’est certainement pas un nouveau dispositif stigmatisant, indiquant qu’en France, il y a deux types de citoyens : ceux dont les parents sont tous deux Français et uniquement Français, et ceux dont les parents ont des origines extra-européennes.

Lundi 21 décembre, vous avez déclaré en substance sur la télévision nationale Algérienne – un média que je regarde que très rarement tellement le manque d’esprit démocratique et la propagande sont de mise – que la déchéance de la nationalité pour les binationaux conduisait à inscrire dans le marbre qu’il y a deux types de citoyens, et que cela contrevenait au principe d’égalité entre les citoyens. Cette déclaration, bien qu’analysée de diverses manières, était une déclaration juste.

C’est pour cette raison que, en tant que militant politique, je vous appelle sincèrement à essayer de revenir sur ce choix. Si vous n’y parvenez pas, vous et vos collègues Ministres qui sont contre cette réforme constitutionnelle, je vous appelle à démissionner en masse du gouvernement, et ce, malgré le fait que cela instaurera une crise politique.

Il est des moments dans l’histoire où il faut choisir entre le bien et la facilité, où il faut décider d’entrer en résistance, même si cela implique une dissidence lorsqu’on le fait contre son propre camp. Dans ces circonstances où le Front Nationale caracole à chaque élection, où la xénophobie se fait de plus en plus prégnante, où le racisme découvert se montre au grand jour, le bien serait de montrer votre désaccord par un geste fort. Le bien serait de montrer qu’on ne peut transiger sur des valeurs essentielles à la vie en société. Le bien serait qu’on ne peut sciemment ignorer qu’une démocratie n’est que si le principe de Liberté nous permets d’avoir deux nationalité, celui d’Égalité nous permets d’avoir le même statut de citoyen que tout à chacun, et où la fraterniténous permet de coexister sans haine ni intolérance.

En tant que citoyen, et que père de famille, je souhaite sincèrement que ce projet de réforme anticonstitutionnelle soit rejeté par le congrès. Cela impliquera que chaque citoyen prendra ses responsabilités si Monsieur Hollande décide de légiférer par voie référendaire. Il appartiendra alors aux partis politiques et à la société civile de faire son travail de campagne et de conviction, pour que chaque citoyen glisse le bulletin en connaissance de cause.

Si cette réforme passe Madame, mes enfants, dont la double nationalité est acquise par droit du sol et du sang, seront considérés comme citoyens de seconde zone. Leur père en a l’habitude, et s’est armé pour y faire face, du fait de son handicap visuel. Cependant, j’aimerai épargner à mes enfants d’avoir ce ressentiment et d’avoir à convaincre chaque jour que Dieu fait. J’aimerai leur permettre d’être des citoyens libre de croyance et de culte ; libre d’orientation sexuelle ; libre du choix professionnel qu’ils feront ; libre de mener les combats politiques qui leur importe ou, au contraire, de ne pas en mener ; libre d’avoir une conscience politique, philosophique, environnementale, humaine… J’aimerai que mes enfants puissent avoir la chance de jouir pleinement de leur culture multiple, en ne choisissant pas un pays plutôt qu’un autre, en étant binational et fières de l’être ! J’aimerai qu’ils n’aient pas le sentiment de choisir « un camp » plutôt qu’un autre, et d’être des citoyens du monde.

Si cette réforme passe Madame, la Gauche au pouvoir aura réussi le rêve de la droite et de l’extrême droite. Il sera instauré un État policier, où chacun regardera l’autre comme un danger potentiel et non comme un apport pour soi. Il sera instauré un État similaire à la Tunisie des années Ben Ali, avec des fiches détenues par le seul gouvernement, indiquant qui est un danger pour la sûreté de l’État, au mépris de l’institution judiciaire qui doit faire foi. Il sera instauré un état de guerre permanent, qui nous conduira, selon les pouvoirs en place, à une possible guerre civile, où le racisme à peine voilé montrera le bout de son nez, où chaque personne ayant une apparence différente, un nom d’une autre consonance ou un style vestimentaire atypique sera jugée, discriminée, et cautionné par les pouvoirs publics. Il sera installé un État de peur permanente, où chaque jour un projet d’attentat déjoué sera médiatisé, où les concitoyens binationaux auront la crainte d’être contrôlé sur un simple faciès, et interpelé pour avoir fait peur à un autre en ayant juste dit « Salam » à un ami. Si cette réforme passe, d’autres mesures pourront alors suivre sans aucun problème constitutionnel, comme l’obligation pour les binationaux extra-européen de porter un signe distinctif…

Madame la Ministre, c’est avec les larmes aux yeux que je termine la rédaction de cette lettre. Les larmes ne me viennent pas seulement parce que j’ai le nez collé sur l’écran pour relire ce que j’écris. Les larmes me viennent car aujourd’hui j’ai peur de porter un prénom qui veut dire « la lumière de la religion ». Je crains de garder une barbe de trois jours, de parler en arabe sur la voie publique. J’ai cette peur paranoïde alors que que je suis marié avec quelqu’un qui n’a pas la même culture que moi, que je vis ma vie de la manière la plus respectueuse possible, que je porte et que je dégage des valeurs humanistes, qui m’ont parfois coûté des opportunités professionnelles.

Notre pays Madame est un pays envahi par la peur… et celle-ci est mauvaise conseillère. Alors plutôt que de répondre à la peur par la haine et la colère, j’y réponds par la tristesse. Ainsi, j’ai décidé de vous écrire cette lettre ouverte pleine d’amour, d’un immense respect pour votre personne, d’un incommensurable désir de liberté, d’égalité, de fraternité, de coexister.

Je vous conjure, Madame TAUBIRA, Ministre de la Justice, Garde des Sceaux, de croire en la sincérité de votre engagement,

Bien sincèrement,

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