AUTRICHE ET FRANCE: LES MESURES ANNONCEES PAR LES GOUVERNEMENTS MENACENT LA LIBERTE D’ASSOCIATION

AMNESTY INTERNATIONAL DÉCLARATION PUBLIQUE 18 novembre 2020 EUR 01/3359/2020

AUTRICHE ET FRANCE: LES MESURES ANNONCEES PAR LES OUVERNEMENTS MENACENT LA LIBERTE D’ASSOCIATION

Après la publication de l’avant-projet de loi « confortant les principes républicains « que le gouvernement français discutera le 9 décembre1, Amnesty International constate avec inquiétude que certaines des dispositions de ce texte menacent la liberté d’association et peuvent avoir un effet dissuasif sur les défenseurs des droits humains et les organisations de la société civile. En particulier, l’avant-projet de loi élargit les motifs que le gouvernement peut invoquer pour dissoudre une association.

La dissolution d’une organisation est une mesure extrême qui ne peut être justifiée que dans des circonstances très limitées. Par exemple, en vertu du droit européen relatif aux droits humains, la dissolution se justifie s’il existe un lien étroit et direct entre une organisation et un acte criminel ou si l’organisation mène des activités qui constituent une atteinte imminente aux droits d’autrui ou qui rejettent fondamentalement les institutions démocratiques et l’état de droit.

L’avant-projet de loi autorise les autorités à dissoudre une organisation pour de nouveaux motifs vagues tels que les agissements portant atteinte à la dignité humaine ou l’exercice de pressions psychologiques ou physiques sur autrui2.

Le droit français actuel relatif à la dissolution des organisations pose déjà problème, car il autorise le gouvernement à dissoudre une organisation pour des motifs vagues et sans contrôle judiciaire préalable3. En droit français, le Conseil des ministres peut dissoudre une organisation par décret4, par exemple si celle-ci promeut des rassemblements armés, incite à la violence, à la haine ou à la discrimination ou se livre à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme. La législation française n’impose pas que la décision du gouvernement de dissoudre une organisation fasse l’objet d’un contrôle judiciaire préalable. Une fois prononcé, tout décret de dissolution peut être contesté devant un tribunal administratif5.

À la suite des terribles attentats de Conflans-Sainte-Honorine et de Nice, en France, les autorités françaises ont entrepris de dissoudre plusieurs organisations. Gérald Darmanin, ministre français de l’Intérieur, a annoncé aux médias son intention de dissoudre le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), une organisation non gouvernementale (ONG) qui combat la discrimination à l’égard des musulmans. Il a qualifié cette association d’« ennemie de la République » et d’« officine islamiste6 ».

La dissolution du CCIF serait un coup porté au droit à la liberté d’association et aurait un effet dissuasif sur tous les défenseur·e·s des droits humains engagés dans la lutte contre le racisme et la discrimination. À ce jour, les autorités françaises n’ont fourni aucune preuve susceptible de justifier la dissolution de cette association. Rien ne montre que le CCIF représente un danger manifeste et imminent pour la sécurité nationale ou l’ordre public, qui pourrait justifier sa dissolution.

Après les attentats de Vienne, en Autriche, le chancelier autrichien, Sebastian Kurz, a annoncé que la loi sur les associations (Vereinsgesetz) allait être renforcée, que de nouveaux motifs de fermeture de lieux de culte seraient introduits et qu’une nouvelle infraction d’« islam politique » punirait les personnes « qui se sont pas elles-mêmes

1 https://www.dalloz-actualite.fr/flash/projet-de-loi-separatisme-texte-de-l-avant-projet-de-loi#.X7Tya2j7TIU.

2 « … dont les agissements portent atteinte à la dignité de la personne humaine […] ou qui exercent des pressions psychologiques ou physiques sur des personnes dans le but d’obtenir des actes ou des abstentions qui leur sont gravement préjuciables ».

3 https://www.amnesty.org/fr/documents/eur21/3281/2020/fr/.
4 Code de la sécurité intérieure, article L212-1.

5 En vertu du droit international relatif aux droits humains et des normes y afférentes, les États peuvent ériger en infraction les actes préparatoires à la commission d’une infraction pénale, ainsi que l’incitation à commettre une telle infraction. Ils doivent cependant respecter le principe de légalité et éviter toute application arbitraire et discriminatoire en pratique, en faisant en sorte que tout acte préparatoire amené à être incriminé ait un lien suffisamment étroit et direct avec la commission d’une infraction pénale principale, avec un risque réel et prévisible que l’acte soit effectivement commis. En outre, les États ne doivent interdire que les formes d’expression qui constituent réellement une incitation, c’est-à-dire qui encouragent d’autres personnes à commettre des infractions pénales reconnues dans l’intention de les inciter à commettre ces actes et lorsqu’il existe une probabilité raisonnable qu’elles commettent de tels actes, avec un lien de cause à effet clair et direct entre la déclaration/le propos et l’infraction pénale. Voir Amnesty International, Des mesures disproportionnées. L’ampleur grandissante des politiques sécuritaires dans les pays de l’UE est dangereuse, chapitres 2 et 4, https://www.amnesty.org/fr/documents/eur01/5342/2017/fr/.
6 https://www.20minutes.fr/societe/2894171-20201027-attentat-conflans-gerald-darmanin-ccif-officine-islamiste.

Amnesty International Déclaration Publique 1

terroristes mais qui font le terreau du terrorisme7 ». Ces annonces suscitent, entre autres, un certain nombre d’inquiétudes en ce qui concerne les droits à la liberté d’association et de religion, ainsi qu’en termes de liberté et de sécurité.

Les annonces des autorités autrichiennes et françaises interviennent dans un contexte de renforcement des efforts de lutte contre le terrorisme par les États membres de l’Union européenne (UE) à la suite des récents attentats survenus en Autriche et en France. Le 13 novembre 2020, les ministres de l’Intérieur des pays de l’UE ont signé une déclaration dans laquelle ils affirment, entre autres, que « les organisations qui n’agissent pas dans le respect de la législation en vigueur et qui soutiennent des contenus contraires aux libertés et aux droits fondamentaux ne doivent pas recevoir de financements publics, ni à l’échelon national, ni au niveau européen. Il convient par ailleurs de limiter l’exercice d’une influence étrangère indésirable sur les organisations civiles et religieuses nationales par le biais de financement non transparents8. »

Bien soit difficile de savoir pour l’instant dans quelle mesure cette déclaration va être suivie de mesures concrètes, ces affirmations suscitent des inquiétudes quant à l’utilisation de l’argument de la sécurité nationale ou de l’ordre public pour supprimer ou restreindre des financements de façon indue ou disproportionnée. Amnesty International a ainsi déjà souligné combien les dispositions pénales de certains pays concernant par exemple « l’apologie du terrorisme » ou la « glorification du terrorisme » étaient vagues et pouvaient donc être utilisées comme motif pour réduire l’opposition au silence et fermer des associations9.

DISSOLUTION DES ORGANISATIONS : L’UNE DES RESTRICTIONS LES PLUS SEVERES A LA LIBERTE D’ASSOCIATION

En vertu du droit international relatif aux droits humains et des normes en la matière, les États peuvent restreindre les droits à la liberté d’association et à la liberté de religion et de conviction, mais à condition que les restrictions en question soient prévues par la loi et indispensables pour protéger la sécurité nationale, la sûreté publique, l’ordre public, la santé publique ou les droits d’autrui. Toute restriction doit également être nécessaire et proportionnelle à l’objectif poursuivi10.

La dissolution d’une association est l’une des restrictions les plus sévères du droit à la liberté d’association. Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association a souligné que la dissolution d’une association ne devait être possible qu’en cas de danger manifeste et imminent résultant d’une violation flagrante de la législation nationale, conformément au droit international relatif aux droits humains. Il a également indiqué que, dans une pratique optimale, toute dissolution devrait être prononcée par tribunal11.

Le rapporteur spécial a par ailleurs souligné que la dissolution d’une association devait être une mesure de dernier ressort et ne constituait une restriction justifiée à la liberté d’association que dans des cas extrêmes, par exemple lorsqu’une organisation promeut la haine raciale et se livre au harcèlement et à l’intimidation de minorités (voir par exemple l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Vona c. Hongrie)12. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a pour sa part conclu à des violations du droit à la liberté d’association dans des affaires où les autorités avaient fourni des raisons insuffisantes pour justifier une dissolution13.
Les lignes directrices sur la liberté d’association élaborées conjointement par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et par la Commission de Venise soulignent qu’une organisation peut être dissoute uniquement à la suite d’une décision rendue par une juridiction indépendante et impartiale14. Le droit international du travail, qui s’applique plus spécifiquement au droit à la liberté d’association des travailleurs et travailleuses et des employeurs et employeuses, interdit clairement la dissolution administrative des organisations de travailleurs et d’employeurs15.

7 https://twitter.com/sebastiankurz/status/1326519060922834945

8 https://www.consilium.europa.eu/media/46793/st12364.pdf (en anglais).

9 https://www.amnesty.org/fr/documents/eur01/5342/2017/fr/, chapitre 4.

10 Le droit à la liberté d’association est protégé par l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et l’article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme, CEDH). Le droit à la liberté de religion ou de conviction est protégé par l’article 18 du PIDCP, l’article 9 de la CEDH et l’article 5 de la la Déclaration des Nations unies sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales universellement reconnus (Déclaration sur les défenseurs des droits de l’homme).

11 https://undocs.org/fr/A/HRC/20/27, § 75 et 76.

12 https://undocs.org/fr/A/HRC/26/29, § 51, https://newsarchive.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=13584&LangID=E.

13 Kalyakin c. Bélarus (CCPR/C/112/D/2153/2012).

14 https://www.osce.org/files/f/documents/c/1/200736.pdf, § 244.

15 Convention n° 87 de l’Organisation internationale du travail (OIT), article 4.
Amnesty International Public Statement
www.amnesty.org
2

LA DISSOLUTION D’ORGANISATIONS DANS L’UNION EUROPEENNE
La Cour européenne des droits de l’homme a rappelé à plusieurs reprises que la dissolution d’une organisation était une mesure extrêmement sévère qui ne pouvait être prise que dans les cas les plus graves16. Elle a souligné que toute mesure de dissolution non fondée sur des raisons admissibles et convaincantes pouvait « avoir un effet dissuasif sur l’association requérante, sur ses membres ainsi que, dans un cadre plus général, sur les organisations œuvrant pour la promotion des droits de l’homme17».

Pour déterminer si la dissolution d’un parti ou d’une organisation de la société civile est proportionnelle et nécessaires dans une société démocratique, la Cour s’appuie sur un seuil de gravité des faits élevé. Par exemple, elle a conclu que la dissolution d’une organisation hongroise qui avait organisé des rassemblements anti-Roms et des activités paramilitaires d’intimidation et de harcèlement des Roms était proportionnelle et nécessaire car les activités en questions constituaient un préjudice menaçant de manière suffisamment imminente les droits d’autrui, qui risquait de saper les valeurs fondamentales sur lesquelles se fonde une société démocratique, parmi lesquelles la possibilité pour toute personne de vivre à l’abri de la ségrégation raciale18.
Le droit à la liberté d’association est aussi protégé par la Charte des droits fondamentaux de l’UE (article 12), qui est juridiquement contraignante pour toutes les institutions et tous les organes de l’Union européenne, ainsi que pour les autorités nationales quand elles appliquent le droit européen. En juin 2020, la Cour de justice de l’Union européenne a conclu que les règles relatives au financement des organisations par des personnes vivant à l’étranger limitaient le droit à la liberté d’association en Hongrie19.

La Cour européenne des droits de l’homme a également jugé que la dissolution d’organisations défendant l’instauration de la charia et le rejet des principes démocratiques n’était pas incompatible avec l’article 11 de la CEDH (sur le droit à la liberté de réunion et d’association)20. Dans une affaire de ce type, elle a statué que la Cour fédérale administrative allemande avait mené une analyse détaillée des raisons justifiant la dissolution de l’organisation requérante, parmi lesquelles son rejet de la démocratie et de l’état de droit dont témoignaient le comportement et les déclarations de ses membres et de son président21.

La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la dissolution d’un parti politique était justifiée dans les cas où les autorités nationales avaient établi un lien entre ce parti et ce que la justice considérait comme une organisation terroriste. Plus précisément, elle a conclu que les tribunaux espagnols avaient établi que Harri Batasuna et Batasuna étaient « des instruments de la stratégie terroriste de l’ETA » pour des raisons allant bien au-delà de leur simple « absence de condamnation […] des attentats commis par l’ETA22 ».

16 Association Rhino et autres c. Suisse, § 62, 11 octobre 2011 ; Vona c. Hongrie, § 58 ; Les Authentiks et Supras Auteuil 91 c. France, § 84.

17 Adana Tayad c. Turquie, § 36, https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-204123.

18 Vona c. Hongrie, § 57.

19 https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2020-06/cp200073fr.pdf.

20 Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et autres c. Turquie, § 123, https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-60936.

21 Kalifatstaat c. Allemagne, https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-78869.

22 Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne, https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-93475, § 85.

Amnesty International Public Statement
www.amnesty.org

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

%d blogueurs aiment cette page :