Point de vue: Haïti, « pupille de l’humanité »

Par Régis Debray

Le Monde (France), 19 janvier 2010 à 13h59, paru dans l’édition du 20.01.10

A catastrophe hors norme, réponse hors norme. La remise sur pied d’un peuple entier jeté à terre n’a pas de précédent. Elle ne peut qu’outrepasser, sans bien sûr les invalider, les voies et moyens ordinaires de la solidarité multilatérale.

Mais l’extrême urgence et les meilleurs des sentiments ne doivent pas déboucher sur une prise de contrôle unilatérale d’un petit pays par un très grand, préparant peut-être une remise sous tutelle de type impérial. Une nouvelle conception de l’entraide doit émerger, à l’échelle du siècle.

Au lendemain de la première guerre mondiale, la République a forgé le statut de pupille de la nation, en vertu duquel les descendants de victimes de guerre ont droit jusqu’à leur majorité à la protection morale et à l’aide matérielle de l’État, en vertu d’un jugement d’adoption.

En 2010, il n’y a pas de guerre mondiale sur la planète, mais il y a, localement, des dévastations et des détresses collectives d’ampleur équivalente affectant des peuples adultes, dont la planète doit se saisir.

A l’heure de toutes les mondialisations et des « bla-bla » sur le global, il n’y a certes pas de République mondiale, mais il y a ce qu’il est convenu d’appeler une communauté internationale, symbolisée par l’Organisation des Nations unies (ONU). Pourquoi, changeant d’échelle, ne pas déclarer Haïti « pupille de l’humanité » ? Et pourquoi cette instance n’élaborerait-elle pas une nouvelle catégorie juridique de ce type, débarrassée de ses connotations condescendantes ?

Logique d’avenir

Une adoption de ce genre ferait obligation aux dix pays les plus riches du monde (ainsi qu’à ceux de la région qui en auraient la volonté et la capacité) de verser pendant cinq années une contribution financière exceptionnelle, dont le bon usage serait contrôlé par une commission mixte – donateurs et bénéficiaires.

Il va de soi que la souveraineté nationale du « pupille de l’humanité » ne devrait pas être bafouée, en reconduisant la vieille et funeste relation d’assistanat-relation, tronquée parce que sans réciprocité, et nocive parce que déresponsabilisante. Il existe heureusement en Haïti de fortes personnalités, intègres et compétentes, comme l’ancienne première ministre Michèle Pierre-Louis, et bien d’autres.

Toute nation, victime d’une catastrophe naturelle, en dessous d’un seuil de pauvreté (moins de 1 000 dollars per capita), privée de facto de gouvernement, de services publics et d’infrastructures, mise en situation temporaire d’invalidité, pourrait y prétendre.

Ne serait-ce pas à la France, concernant Haïti, de prendre l’initiative ? Non pas parce qu’Haïti, très ancienne colonie française, a fait la fortune de Nantes et de Bordeaux. Ni même parce que ce pays paria lui a versé en francs-or, chaque année et pendant plus d’un demi-siècle, jusqu’en 1883, des indemnités destinées aux anciens propriétaires d’esclaves.

Nous ne sommes pas dans une logique de dette et de réparation, tournée vers le passé, sans fondements juridiques sérieux. Il s’agirait ici d’une logique d’avenir, tournée vers l’entrecroisement des intérêts bien compris et un sens partagé des responsabilités morales.

Après tout, la République n’a-t-elle pas (encore) en 2010 le mot « fraternité » inscrit sur ses frontons ? Et ne trouve-t-on pas (encore) dans nos grimoires ces mots étranges d’un certain et bien oublié général, nommé de Gaulle : « Il y a un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde »


Régis Debray est écrivain.

Pour le Comité indépendant de réflexion et de propositions sur les relations France-Haïti.

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