Le quatrième anniversaire de la révolution tunisienne vient s’est déroulé dans un climat politique, social et économique inquiétant, dans la mesure où les revendications et la raison même de cette révolution n’ont été ni satisfaites ni respectées. Et, nonobstant cette période relativement courte dans l’histoire des peuples et des grandes révolutions, elle marque une étape déterminante qui nous invite à nous y arrêter pour une étude attentive et sereine de ce qui a été accompli pendant cette période délicate de transition jusqu’à la mise au point des institutions durables conformément aux principes de la nouvelle constitution. Cette étude ne peut se faire sans se reporter aux principaux acteurs pour mieux comprendre les cheminements de cette révolution.
Quels que soient les avis et les positions de certains qui douteraient du sort de cette révolution, on ne peut contester le fait qu’elle constitue un événement historique dont la portée est considérable, où le peule tunisien a exprimé sa volonté de s’affranchir de la dictature après s’être libéré, plus d’un demi siècle auparavant, de la colonisation française ; il a acquis son indépendance, certes, mais cela n’a pas suffi à le libérer de l’injustice et de la corruption qui ont sévi sous l’autorité du parti unique et son monopole des richesses du pays, c’est alors que cette révolution a annoncé une lutte sans merci contre le régime du 7 novembre et réaffirmé l’attachement aux valeurs de liberté, de démocratie, de dignité humaine et de citoyenneté. Durant ces quatre années, des écrits innombrables sur la révolution ont vu le jour de la part de chercheurs en Tunisie et à l’étranger, confirmant ainsi l’importance de cet événement qui a retenti bien au-delà de la Tunisie, dans le reste des pays arabes et ailleurs. Néanmoins, la plupart des auteurs de ces écrits n’ont pu saisir cet événement dans toutes ses dimensions ni ses significations profondes à travers les témoignages des acteurs directement concernés. Il est vrai qu’une écriture posée exige de prendre de la distance par rapport à un événement pour mieux appréhender sa complexité, tout autant, les sources demeurent primordiales pour les chercheurs.
Aussi, quelques jours à peine après la fuite de l’ancien président, nous nous sommes mis à l’immense tâche de recueillir les témoignages de la mémoire nationale dans leur diversité intellectuelle et leurs différences politiques et idéologiques, ce qui a permis de constituer une base de données audiovisuelles des plus singulières qui relate les événements à chaud et l’agitation politique qui a suivi. Et pour élargir cette base de données, nous avons organisé 65 congrès et séminaires sur la révolution en y invitant les principaux acteurs de la scène politique tunisienne et nous avons publié plusieurs textes de ces témoignages dans deux volumes de mille pages sous le titre «Observatoire de la révolution tunisienne » qui constituent une matière documentaire importante pour les historiens et les chercheurs en toutes disciplines aujourd’hui et dans l’avenir et qui ne demande qu’à être enrichie de nouveaux documents et témoignages.
Dans ce troisième volume de l’ « Observatoire de la révolution », on trouve le texte du témoignage très attendu par l’opinion publique du Colonel Major Samir Tarhouni considéré comme le héros du 14 janvier à l’aéroport où il a pris une initiative tout à fait personnelle de retenir la famille Trabelsi alors même que Ben Ali était encore en fonction. M. Tarhouni exprime le désir de donner son témoignage, et nous souhaiterons inviter tous ceux qui ont participé activement aux événements à donner leur témoignage de la part de M. Mohamed Ghannouchi, de M. Fouad Mbaza, de M. Caïd Essebsi, de M. Ridha Grira, de Général Rachid Ammar et Général Ali Sériati car, toute absence de témoignage de leur part constitue un tort fait à l’historiographie de la révolution.
Ce troisième volume comprend aussi le témoignage de M. Hakim Karoui qui a passé 5 jours seulement au Palais du gouvernement avec le premier ministre Mohammad Ghannouchi. Son témoignage est édifiant concernant le bafouillage et le flottement de l’administration qui ont entraîné des malentendus et de la confusion, et des postures non moins imprudentes aux conséquences graves sur la suite des événements. Analysant cette situation, M. Karoui en impute la responsabilité à l’hésitation du Premier Ministre, Mohammad Ghannouchi à prendre les décisions nécessaires et à son manque de fermeté face à la situation difficile, n’ayant pas saisi l’ampleur du mouvement et la volonté du peuple de mettre fin à ce régime dictatorial et à tous ses symboles politiques. Sans doute, ce fut une erreur et de l’inconscience d’intégrer des ministres et des proches de Ben Ali dans la formation du premier gouvernement et d’appeler Ben Ali par téléphone, au moment où les jeunes de la révolution réclamaient la fin de ce régime. Le témoignage de M. Karoui sur les circonstances politiques, notamment la position de certains hauts responsables vis-à-vis de questions cruciales à l’époque et l’arrière-plan de ces événements, sera utile aux chercheurs et aux observateurs intéressés par le cours de la révolution.
Peut-on écrire sur la révolution et s’en tenir à des explications hypothétiques, ô combien nombreuses depuis quatre ans en Tunisie et ailleurs, qui cherchent soit à défendre la révolution soit à la contredire suivant les écrits de type mémoires, ou articles de journaux ou discours d’hommes politiques, sans tenir compte de l’acteur principal et le vrai architecte de cette révolution, à savoir la jeunesse.
Le témoignage de M. Fria, ministre de l’intérieur pendant 15 jours, est tout autant important ; il y révèle comment Ben Ali a fait appel à lui lorsqu’il comprit que la solution ne pouvait être que politique et économique, qu’il était disposé à adopter des réformes sérieuses en accord avec l’opposition et à nommer un universitaire à la tête du ministère de l’intérieur pour convaincre les citoyens du sérieux de la nouvelle orientation et des réformes politiques. Poussé par le sens de la responsabilité, M. Fria accepte le poste malgré son ignorance des difficultés inextricables d’un tel ministère, et par ses décisions courageuses, il a su éviter un bain de sang au pays et défendre la révolution, notamment en interdisant l’utilisation de balles réelles contre les manifestants, puis en donnant l’ordre depuis son cabinet d’opération en ce jour du 14 janvier qu’ « aucune goutte de sang ne doit couler en Tunisie », faits confirmés par les documents.
Ensuite, il y a le témoignage important de feu Abdelfattah Omar fait quelques jours avant sa mort, qui fut nommé à la tête de l’Instance Nationale de Lutte contre la Corruption. Des rumeurs ont couru sur les causes de sa mort prématurée ! Quoiqu’il en soit, ce troisième volume de l’Observatoire de la révolution lui est dédié pour tous les services qu’il a rendus au pays et pour avoir été à l’origine de la publication du premier ouvrage de références sur la corruption à tous les niveaux de l’Etat(1) .
Ce nouveau volume contient également les témoignages de militants actifs bien avant la révolution et qui ont sans doute préparé le terrain au mouvement révolutionnaire. Cela a été possible grâce à leur courage face à la terreur de la dictature, à l’injustice et à la corruption, par le biais des technologies informatiques auquel ne s’attendait pas l’ancien régime. Parmi ces activistes citons Lina Ben Mhenni, Slim Amamou, Aziz Amami, Ramzi Bettayeb, sans oublier d’autres cités par ces activistes tels Zahir Yahyaoui, Yassine Ayyari, Fatma Riahi, etc.
Il faudrait rappeler dans ce contexte les conséquences des trois sit-in de la Kasbah dont l’action a été décisive en réclamant la suspension de la constitution et la création d’une assemblée constituante. Parmi ceux qui ont contribué à ce changement il y a Mekdad al-Majri, Abdelkhalek Bouakka, Tayyeb Bouaicha, Abdelsalame Haydouri, Mohammad Fadhel, Hatem Aouini, et le témoignage émouvant de Turkiyya Chaibi qui, enceinte, a vécu sous la tente dans le froid devant la Kasbah, comme bien d’autres… Figure aussi dans ce volume le témoignage de l’avocat Tawfiq Bouderbala, acteur politique et observateur attentif du déroulement des événements du fait de sa fonction.
Nous avons également recueilli les avis et les observations d’autres hommes et femmes qui ont suivi de près les premières effervescences de la révolution, qui y ont cru et ont ressenti une grande déception quand certains responsables politiques ont tourné le dos à cette révolution et ont trahi ses aspirations. Naziha Rjiba, plus connue sous le nom de Om Ziyad, fait partie de ces activistes : elle débute comme étant femme de lettres très éclairée au temps de Bourguiba et continue sous l’ancien régime ; elle ne cesse d’écrire et d’apporter ses analyses pertinentes et sans compromis sur la situation politique depuis la prise du pouvoir par la Troïka dans le souci d’informer l’opinion publique pour qui elle est devenue une figure de confiance et une voix honnête.
Il ne faut pas oublier le rôle de certains journalistes comme Rachid Khechana qui a débuté lui aussi son activité journalistique et politique dans les années 70. Il a contribué à créer la presse tunisienne, notamment en prenant la tête de la rédaction de quelques journaux : Al-Mawkif…. et sa défense de la liberté d’expression ainsi que du parti de gauche qui appelait à lutter contre la dictature. M. Khechana a payé le prix fort de ses engagements sans jamais trouver de soutien pas même de l’élite intellectuelle pour son combat depuis quatre décennies.
Un autre témoignage vient confirmer l’existence de graves manquements dans l’administration du pays sous l’ancien régime, c’est celui de M. Mokhtar Jallali, ministre de l’agriculture dans le gouvernement de Ghannouchi ; il y insiste sur la domination absolue du parti RCD sur tous les rouages de l’administration et son intervention sans mesure dans les projets de développement. Selon ses dires, il s’est plusieurs fois opposé courageusement à l’Assemblée contre ces actes.
J’ai voulu clore ce troisième volume de l’Observatoire de la révolution par une réflexion sur l’esprit humaniste de cette révolution et son rôle dans la prise de conscience collective arabe, en mettant en valeur les diverses informations recueillies depuis quatre années de suivi assidu du cours de la révolution. Nous avons à cet effet élaboré et confronté plusieurs approches avec des acteurs politiques et sociaux qui ont exprimé leur vision et donné leurs analyses. Les témoignages contenus dans ce volume sont accompagnés d’analyses et de questionnements de personnes qui ont participé au dialogue et approfondi le débat.
Nous dédions ce nouveau volume aux chercheurs et historiens tunisiens, arabes et internationaux qui y trouveront, nous l’espérons, ainsi que dans les deux autres volumes, matière à étudier en l’absence d’autres références et d’un travail de collecte d’informations sur la révolution tunisienne.
A. Temimi
(1) Nous regrettons qu’il ne puisse pas être réédité, mais que les Tunisiens soient conscients de l’ampleur du phénomène de corruption dont on peut avoir une juste idée dans le rapport du Comité National pour la vérité sur la corruption.