Vivent les fêtes ! Télécharger le texte en PDF
Paris est sous la neige et nous sommes en pleine période des fêtes, moments que nous attendions depuis… la fin des vacances d’été. Pour beaucoup d’entre nous, vivants à cheval sur la Méditerranée, citoyens et blédards à la fois, ces deux rendez-vous, les fêtes de fin d’année et les vacances d’été, sont l’axe Nord-Sud sur lequel évolue notre vie. Sitôt les fêtes terminées, nos montres – la mienne en tout cas – se règlent machinalement sur l’heure des vacances d’été ! Les têtes se remplissent d’images, de valises, d’autoroutes, d’avions, de bateaux… de retrouvailles, de mélancolie… de valises encore… et de temps qui s’accélère… Mais qu’importe, les fêtes de fin d’année sont de nouveau à l’horizon… Et ainsi de suite, jusqu’à l’année prochaine, et la suivante, et celle d’après…
Alors, pour l’heure, vivent les fêtes ! Et qu’elles soient heureuses et tendres pour le plus grand nombre ! Que l’ambiance soit festive ! Festoyons, que Diable ! Nous avons tout le reste de l’année pour la sinistrose, la retenue alimentaire, les cigarettes fumées avec mauvaise conscience, les sourcils foncés devant le sucre, le beurre, le piment…
Festoyez, mes frères, vous dis-je ! Mangez, buvez, régalez-vous, donnez-vous-en à cœur joie… Une seule restriction : ne prenez pas le volant après. Pour le reste, que chacun voit minuit à sa porte et vivent les fêtes…
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Nous en étions là de notre train-train…
Et puis tout a basculé…
Une étoile a scintillé dans le Sud !
Une étoile aussi éblouissante qu’assourdissante, qui s’est invitée dans le monde sans y être invitée, qui s’est invitée dans nos fêtes, les colorants d’espoir et d’admiration. Une étoile qui a transpercé les consciences, forcé au réveil des esprits ; qui a redonné sens aux mots et aux concepts, au sacrifice, à la solidarité, à la lutte, au destin qui répond enfin à cette volonté de vivre… Mieux que ça, elle a déchiré les ténèbres et ouvert une trouée béante dans les montagnes de nuages amoncelés, génération après l’autre, sur la tête des peuples. Des nuages de toutes les couleurs – sauf celles de l’arc-en-ciel !– sous lesquels prospère la plus chère des conceptions aux yeux des régimes arabes : la répression. Fini tout ça, l’Etoile du Sud est passé par là ! Désormais, à côté de l’Etoile du Berger, il faudra s’éclairer aussi à la lumière de l’Etoile du Légumier…
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Vous connaissez l’Histoire aussi bien que moi. Un jeune marchand ambulant de fruits et légumes, appartenant à la légion des diplômés sans futur ni échappatoire, s’est vu confisquer son outil de travail, de survie donc, par la police ; la toute puissante police tunisienne du temps de Ben Ali, dont on connait toute la classe, la finesse, la subtilité et l’imagination dans le maniement de l’arnaque autant que de la matraque ; et ne parlons pas, pour l’heure, des noires pages de la torture, chaque chose en son temps…
Revenons à notre malheureux marchand diplômé. Dépouillé, désespéré, vaincu, il tente de faire valoir ses droits, de discuter, sauver ce qui peut encore l’être des trois cents dinars empruntés dans l’espoir de les faire fructifier et nourrir une famille dont il est le principal soutien… Quelqu’un va bien finir par comprendre, revenir à la raison, enfin ! Mais c’est couru d’avance, hélas ! Ce que fait et décide la police de Ben Ali a force de loi, a force de fait et il se suffit à lui-même. De toute façon, c’est ça ou la prison. Des milliers de va-nu-pieds de ton espèce y sont entassés déjà… Alors, dégage…
Il a dégagé. Bel et bien. Au ciel. Il s’est immolé. Le feu plutôt que la honte, l’humiliation, la négation même de ce qui est humain… Qu’il l’ait voulu ou non, par cet acte il a sonné les cloches de la liberté, partout dans le pays et bien au-delà, provoquant un séisme politique inconnu dans las annales des soulèvements populaires. L’onde de choc n’a cessé de se propager dans tous les environs et le peuple a répondu à l’appel. Aiguillonné par cette offrande à la liberté, guidé par le souffle du sacrifié, il a déplacé les montagnes, dépassé l’impensable, tutoyé l’Histoire. Le volcan, longtemps en sommeil, en léthargie, ne dort plus. Et il n’est pas prés de s’éteindre…
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Cela s’est passé le 17 décembre 2010, en pleins préparatifs des fêtes de fin d’année, dans la ville de Sidi Bouzid. Situez-la sur une carte, elle est en plein centre de la Tunisie, loin de tout, du Nord comme du Sud, de la mer comme du désert ; une ville avec des airs du bout du monde, un village planétaire à elle seule. Désormais, grâce à la geste accomplie par son marchand ambulant, elle a pris une place de choix parmi les grandes villes de ce monde. D’ores et déjà, on afflue de partout pour visiter, humer les lieux, sentir l’atmosphère, s’abreuver à la source de la première étincelle… Et qu’est-ce que ça va être dans dix ans ! Un flot ininterrompu de pèlerins… Les pèlerins de la démocratie, de la liberté…
Quant au jeune homme qui a allumé la mèche de cette authentique révolution populaire, il s’appelle Mohamed Bouazizi. Sommé de dégager par la police et les autorités locales, il l’a fait, à sa manière, celle des Grands, au panthéon desquels il est entré de plain-pied. Tout l’opposé du déchu président, en somme ; lui, sommé de dégager, il a fendu l’air comme un moineau effaré. Sa chute n’en a été que plus brutale, dans la mare de l’humiliation… et du ridicule… Fermez le banc et les poubelles de l’Histoire. Avis aux autres, aux suivants, pourchassés par l’esprit de Mohamed Bouazizi…
Mohamed Bouazizi a donné le coup d’envoi de la révolution tunisienne. Ce faisant, il est entré dans l’Histoire, la nôtre d’abord et celle du monde ensuite. Bien plus, par cet acte, Mohamed Bouazizi a violé l’Histoire et lui a fait un enfant. Il a pour nom révolution.
Éternelle reconnaissance, jeune homme…
Achour Ben Fguira