Le seul crime du journaliste Fahem Boukaddous ? Avoir révélé au monde l’ampleur de la révolte de Gafsa, en 2008. Et la violence de la répression exercée par le régime. Alors que beaucoup des supposés « meneurs » ont depuis été libérés, Boukaddous vient d’être jeté en prison pour quatre ans. Avec son épouse, Afef, Agathe Logeart, envoyée spéciale du Nouvel Observateur, a voulu comprendre pourquoi.
La révolte de Gafsa (image extraite du film « Redeyef ») (DR)
Le message était délibérément flou et le rendez-vous imprécis, car les téléphones ne sont pas sûrs. Afef savait seulement que quelqu’un souhaitait la rencontrer pour parler de la situation de son mari, le journaliste Fahem Boukaddous, 39 ans, condamné à quatre ans de prison le 6 juillet, arrêté le 15 et incarcéré depuis. Jusque-là, ceux qui avaient tenté d’aller à sa rencontre, à Redeyef, dans la région de Gafsa, dans le sud-ouest du pays, avaient dû rebrousser chemin, car la zone n’est pas accueillante pour ceux qui sont trop curieux. Ce serait donc à elle, Afef, de faire le chemin jusqu’à Tunis. Pas un instant, elle n’a hésité. Et pourtant la route est longue, 400 kilomètres.
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La nuit-même, elle est partie, le plus discrètement possible, à bord d’un « louage », ces taxis collectifs dont les horaires ont l’avantage d’être imprévisibles, puisqu’ils attendent d’être remplis de passagers pour démarrer. Elle est arrivée dans la capitale au petit matin, a patienté dans un café avant de se rendre dans un immeuble de bureaux du centre de Tunis. Devant le porche, dans les rues adjacentes, la présence ostensible de policiers en civil, à pied, à moto, en voiture, ne lui a pas échappé. Derrière leurs lunettes noires, ils l’ont toisée, mais ils l’ont laissée passer. Surveillance, intimidation : elle a l’habitude. Au moins, ce jour-là, la sécurité n’a-t-elle pas reçu l’ordre d’empêcher le rendez-vous avec la journaliste du « Nouvel Observateur » qui cherchait à la rencontrer depuis l’arrestation de son mari.
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Afef Ben Naceur a 38 ans. C’est une jeune femme au sourire très doux, qui paraîtrait parfaitement calme si elle n’allumait les cigarettes à la chaîne. De son sac, elle sort un trésor : l’étui rouge contenant la carte de presse internationale de son mari, délivrée par la Fédération internationale des Journalistes, n° TU 710, valable en 2009/2010. La preuve que son mari est bien journaliste, contrairement à ce qu’affirment les autorités tunisiennes, et que c’est à ce titre qu’il a été jugé et condamné « pour appartenance à une association criminelle susceptible de porter atteinte aux personnes et à leurs biens », et « diffusion d’informations de nature à troubler l’ordre public ».
Sans Fahem Boukaddous, qu’aurait-on su du mouvement social qui pendant près d’un an a embrasé le bassin minier de Gafsa, en 2008 ? Journaliste, donc, il travaillait depuis 2006 pour la chaîne de télévision El Hiwar Ettounsi, qui depuis 2002 émet quelques heures par jour à partir de l’Italie, faute d’avoir reçu l’autorisation d’émettre depuis la Tunisie. A-t-il filmé lui-même, a-t-il récupéré des images d’amateurs enregistrées grâce à des téléphones portables ou de discrets caméscopes ? C’est à lui en tout cas que l’on doit ces images qui montrent la révolte de ces damnés de la terre que sont les habitants du bassin minier. Elles ont fait le tour du monde. On y découvre, dans les rues, ces hommes, ces femmes, ces enfants qui marchent en scandant : « Résistance, résistance contre les corrompus », « Le droit à l’emploi pour le fils de l’ouvrier et du pauvre », « Ô victime citoyen, sors crier ta cause »… Et les affrontements avec les forces de l’ordre, les blindés qui occupent la ville, les dos marqués par les coups de bâton, les visages tuméfiés, les jambes lacérées, les lèvres éclatées, les blessés par balles qui se tordent de douleur sur des brancards de fortune. Et puis ces corps dissimulés par des couvertures que l’on soulève pour montrer que tous ne se sont pas relevés. Germinal au pays des palmiers, saupoudrés de la poussière blanche du phosphate.
Tout a commencé le 5 janvier 2008, le jour où ont été publiés les résultats du concours d’embauche de la CPG, la Compagnie des Phosphates de Gafsa : 80 postes pour 1.000 candidats. Stupéfaction : à l’évidence les résultats ont été truqués. Les potentats locaux – autorités politiques, syndicats, hiérarques du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), le parti au pouvoir, représentants des tribus du bassin – se sont servis, distribuant les postes à leurs affidés. Dans une région gangrenée par la corruption et le chômage (au mois 30% de la population, deux fois plus que pour l’ensemble du pays), c’est l’étincelle. Les mines de phosphate, c’est tout ce qui reste dans une région où l’agriculture a été détruite par la pollution liée à la mine, la nappe phréatique et les terres empoisonnées. Les oliviers, les orangers, les palmiers dattiers, les champs de céréales, les élevages de moutons n’ont pas résisté. Tout appartient à la CPG, y compris le foncier, ce qui gèle toutes les transactions immobilières. La région est devenue un piège. Il est infernal d’y vivre ; presque impossible d’en partir.
Cette fois pourtant, les habitants sont résolus à ne pas se laisser faire. Un recalé du concours décide aussitôt de faire un sit-in, tout seul devant les locaux de la compagnie. Très vite, il est rejoint par les veuves des mineurs et les femmes de mutilés qui montent des tentes et refusent de bouger tant que les résultats n’auront pas été révisés. Bientôt, c’est toute une ville qui se soulève. Fait rarissime, les femmes sont au premier rang de la révolte. Le siège de la centrale syndicale – considérée comme complice de la tricherie – est occupé. Le mouvement des « diplômés-chômeurs », présent dans toute la Tunisie mais particulièrement actif dans la région de Gafsa (il y a 16 000 étudiants à l’université de la ville pour 80 000 habitants), entre dans la danse. Les manifestants bloquent les routes empruntées par les camions chargés de minerai. A un an de l’élection présidentielle, où le président Ben Ali, au pouvoir depuis 1987, va une nouvelle fois se représenter, on détourne les affiches électorales : « Ben Ali 2009 » devient « Ben Ali 2080 », ou plus optimiste encore, « Ben Ali 2500″… Très vite, c’est la grève générale. Le soir, des jeunes gens prennent de petites pierres et cognent sur les ponts métalliques pour appeler au rassemblement : en souriant, on appelle cela « les tambours de la guerre ». On ne va pas sourire longtemps…
Le pouvoir prend peur. En 1984, les « émeutes du pain » – le doublement du prix du pain, des céréales et de la semoule – avaient fait vaciller le régime. Bourguiba avait cédé. Pas Ben Ali. Lui qui ne cesse de vanter le miracle économique tunisien craint que le mouvement ne donne une image désastreuse de son pays ; sans parler du risque de contagion. Les autorités entament des négociations avec les représentants du mouvement, mais cela ne va pas durer. La ville est encerclée par des blindés. Par dérision, les habitants décident d’évacuer les lieux avec des baluchons de fortune, en criant aux forces de l’ordre : « Puisqu’ils veulent tant cette ville, on la leur laisse ! » Mais ils sont pris au piège : s’ils partent dans la montagne, en direction de l’Algérie toute proche, ils seront poursuivis pour trahison. Alors, l’armée tire. A balles réelles. Le 6 mai, Hichem, un jeune homme qui s’était réfugié dans un transformateur électrique et refusait d’en sortir tant qu’il n’aurait pas de travail, est électrocuté. Qui a baissé la manette pour rétablir le courant ? Le 6 juin, un autre jeune, Hafnaoui Maghzaoui, est tué par balles. Le même jour, Abdelkhalek Amayd est blessé par des tirs ; il mettra deux mois à mourir à l’hôpital. Les blessés se comptent par centaines. Les arrestations aussi. Il y a longtemps qu’il n’est plus question de négocier.
Pendant des semaines, le black-out de l’information est total. Aucun média officiel ne parle de la rébellion – ni de la répression – du bassin minier. Mais les images de Fahem Boukaddous finissent par circuler. Au tribunal de Gafsa, « les prévenus étaient jugés par brassées de trente », se souvient Me Ridha Radaoui, bientôt rejoint pas ses confrères de Tunis, notamment Mes Mokhtar Trifi, président de la LTDH (Ligue tunisienne de Défense des Droits de l’Homme en Tunisie), et Nadia Nassraoui. Parfois, des convois d’une centaine d’avocats se rendent dans la ville. Bientôt s’ouvre le procès des supposés meneurs, syndicalistes pour la plupart. Des observateurs internationaux sont dépêchés. Avec beaucoup de difficultés, ils parviennent à assister aux audiences, dans un palais de justice encerclé par la police. Ils notent les déclarations des accusés, qui décrivent les mauvais traitements subis et en montrent les traces encore visibles. Au dépôt, en prison, les coups continuent de pleuvoir. Les salles du tribunal sont bourrées de policiers, qui prennent souvent la place des familles. Les accusés, épuisés, ont souvent signé des procès-verbaux rédigés à l’avance, au cours de gardes à vue dont les délais n’ont pas été respectés. Dans l’ordonnance de clôture de l’instruction de « l’affaire n° 15537 », signée du premier juge d’instruction Mokhtar S’Ooud, les allégations de tortures sont mentionnées à vingt reprises. Et par douze fois, le juge, que des avocats assurent avoir vu pleurer, mentionne par écrit qu’il constate lui-même les traces de coups sur les corps de ceux qu’il interroge.
C’est à ce moment que Fahem Boukkadous choisit d’entrer dans la clandestinité. S’il n’a pas pris part personnellement à la rébellion, il l’a relayée, et dans cette Tunisie-là, c’est une faute grave. Journaliste en exil en Espagne, victime à tant de reprises de mauvais traitements, elle-même incarcérée pendant plusieurs mois, Sihem Bensedrine, figure de la défense des droits humains dans son pays et fondatrice du magazine en ligne Kalima, explique qu’en Tunisie, « le plus grand des criminels n’est pas celui qui a commis le crime, mais celui qui l’a révélé ». C’est le cas de Boukaddous.
Dans les années 1990, quand il était étudiant en philosophie à l’université de Kairouan, Boukaddous appartenait au mouvement d’extrême gauche PCOT (Parti communiste ouvrier de Tunisie) et militait au syndicat étudiant Uget (Union générale des Etudiants tunisiens), comme sa future femme Afef. Accusés d’avoir participé à l’agitation de la faculté de lettres, ils avaient été condamnés à des peines de prison ferme. Elle avait passé deux ans et quatre mois derrière les barreaux. Lui, condamné à cinq ans ferme, avait choisi la clandestinité, déjà. Puis il y a eu une grâce présidentielle, et ils ont cru pouvoir reprendre le cours de leur vie. Diplômée d’arabe, elle n’a pas eu le droit d’exercer dans l’enseignement public, à cause de sa condamnation. Alors, ils ont ouvert une épicerie, dans le bassin minier. Curieusement, la petite échoppe a été saccagée. « Des bouteilles de gaz avaient été disposées aux quatre coins du magasin. Et une photo de Fahem, prise au cours de sa première clandestinité, volée. C’était un message clair », précise Afef. Depuis, elle ne subsiste que grâce au soutien de ses proches. Le harcèlement n’a jamais cessé : en deux ans, elle a dû changer trois fois de maison, après que des inconnus sont venus intimider ses propriétaires. Quand le couple s’est marié, en 2006, tous les invités ont été contrôlés par la police, et les négatifs des clichés de la noce dérobés chez le photographe.
Condamné à six ans de prison par contumace – la plus lourde peine infligée en Tunisie à un journaliste dans l’exercice de ses fonctions –, puis à quatre ans en appel, Fahem Boukkadous va se cacher pendant dix-sept mois. Dans un pays aussi quadrillé que la Tunisie, ce n’est pas chose facile. « Tu ne peux pas voir ta famille, ni ta femme, ni sortir », explique le journaliste dans un entretien réalisé par Reporters sans Frontières pendant cette période. Parfois, pourtant, Afef réussit à déjouer la vigilance des sbires qui ne la lâchent pas d’une semelle. Avec une infinie tendresse et une profonde fierté, elle montre cette photo prise au cours d’un rendez-vous secret, où elle entoure son mari de ses bras.
Tunisie (2/2): « Redeyef, le combat de la dignité » La cavale de Fahem Boukaddous ne ressemble pourtant pas à toutes les autres. Le journaliste est gravement asthmatique. Des certificats médicaux incontestables en font foi. Chaque crise peut lui être fatale. En novembre 2009, à l’occasion du 22e anniversaire de son accession au pouvoir, le président Ben Ali décide, par une mesure de grâce conditionnelle, de faire libérer 68 rebelles de Gafsa condamnés à des peines allant jusqu’à dix ans de prison. Boukaddous pense alors qu’il peut refaire surface. Condamné par contumace, il doit être rejugé. Ce qu’il n’a pas compris, c’est que lui n’aura pas droit à la clémence du souverain. A l’hôpital de Sousse, où il est soigné, il apprend que sa peine de quatre ans de prison est confirmée. A plusieurs reprises, la police tente de l’arrêter, mais les médecins résistent à la pression. C’est donc le 15 juillet, alors qu’à peine sorti de l’hôpital il y est revenu en compagnie de sa femme pour récupérer son dossier médical, que des policiers en civil l’interceptent. Il faudra plusieurs heures à Afef et à ses avocats pour retrouver sa trace, à plusieurs centaines de kilomètres de là. Désormais, Fahem Boukaddous est incarcéré à Gafsa.
Prévue pour 300 à 350 détenus, la prison en contient plus du double. Boukaddous partage une cellule de 6 mètres sur 6 avec une dizaine de prisonniers. Les livres, les journaux, le courrier lui sont interdits. Comme ils le savent gravement malade, « par respect pour lui », dit Me Ridha Radaoui du barreau de Gafsa, ses codétenus se hissent jusqu’à la seule petite fenêtre, tout en haut d’un mur, pour lui éviter de respirer la fumée de leurs cigarettes. Le 23 juillet, ce sont eux qui ont donné l’alerte quand le journaliste s’est mis à suffoquer. Afef raconte qu' »ils ont cogné dans la porte et appelé au secours. Au bout de quarante minutes, le médecin est arrivé et a averti l’administration de la gravité de la situation en cas de non intervention, un retard pouvant provoquer son décès ». Cette fois-là, son mari s’en est tiré. Pour combien de temps, s’interroge Afef. Désormais, à chaque fois qu’elle se rend à la prison, un gardien insiste pour qu’elle « dise au monde que Fahem est bien traité ». Le médecin pénitentiaire est aux petits soins avec elle. « Pour tenter de me convaincre, dit-elle, que sa situation est bonne. »
Quand on lui demande comment elle voit sa vie, la jeune femme sourit. « Je la vois dure. Mais on s’aime. Et je suis fière de lui ». Fahem et Afef n’ont pas d’enfant. Ils en rêvent. Fahem Boukaddous est libérable en 2015. Afef aura 44 ans.
Agathe Logeart