Par: ACHOUR BEN FGUIRA
Imaginons la scène. Un bateau, hissant les voiles de l’allégresse, vogue paisiblement vers la Mecque. A bord, de vénérables et pieux musulmans affichent le visage de la satisfaction. Ce voyage aux lieux saints de l’islam, là même où le prophète a marché et vécu, représente pour la plupart d’entre eux le couronnement de toute une vie. Soudain, comme dans beaucoup d’histoires maritimes, une tempête se lève. La houle et les vagues sont si violentes que, rapidement, le bateau prend l’eau. Les pèlerins, devenus simples passagers luttant pour leur survie, s’emploient à qui mieux-mieux pour rendre à la mer son eau meurtrière. Tous les ustensiles sont mis à contribution, de la marmite au seau, de la jarre au fût… Seul dans un coin, Jouha fait exactement l’inverse : tranquillement, il puise l’eau dans la mer et la déverse dans le bateau ! Les passagers-pèlerins en perdent la raison, ils ne sont que colère et indignation :
– Mais tu es devenu fou ou quoi ! Tu concours à notre perte !
Imperturbable, Jouha répond :
– Moi, j’ai toujours appris à être du côté du plus fort, quel qu’il soit…
Voilà, le ton est donné. Politique, morale, société, philosophie, absurdité, surréalisme… tout est concentré dans cette histoire qui introduit bien à propos notre héros du jour : Jouha.
Jouha est un pur produit de la littérature arabe. On trouve mention de son nom dès le premier siècle de l‘hégire, le septième de l’ère chrétienne. A peine l’époque abbasside arrivée, que, le voilà déjà célèbre et le public se raconte ses anecdotes, histoires et bravades, comme il le fait encore de nos jours. Une de ces anecdotes le met en scène avec Abou Mouslim al-Khourasani, mort en 137 de l’hégire, 755 de l’ère chrétienne, le bras armé de la révolution abbasside. Ce haut personnage, ayant entendu parler des facéties de Jouha, a demandé à le voir. La rencontre est organisée par Yaqtine, le bras droit du bras armé. Au jour dit, Jouha est introduit dans une pièce où il n’y a que Abou Mouslim et Yaqtine. Il s’adresse à ce dernier: « Ô Yaqtine, lequel d’entre vous est Abou Mouslim? ». L’histoire ajoute qu’Abou Mouslim, habituellement si sérieux, si imposant, a éclaté de rire au point de se cacher le visage de ses mains.
Cette même anecdote figure dans de nombreux recueils et anthologies de littérature arabe, dans le chapitre consacré aux « anecdotes des fuqahâ », les docteurs en religion, les jurisconsultes, puisqu’elle est attribuée à l’un des plus célèbres d’entre eux, 3Amir al-Cha3bî, mort en 103 de l’hégire, 721 de l’ère chrétienne. Quelqu’un le cherche partout, en vue de le consulter probablement… On lui indique la maison du vénérable « faqih », qu’il trouve enfin assis en compagnie de son épouse ; imaginons-les même en train de boire du thé… L’inconnu arrive, salue et demande : « lequel d’entre vous est al-Cha3bî ? ». Ce dernier, pince-sans-rire, répond : « celle-ci », en désignant son épouse.
Inutile de dire que cette histoire fait encore rire de nos jours ; et si, par exemple, lors de vos futures pérégrinations sur internet, vous faites un tour sur un site qui propose des vidéos en nombre et en tout genre, vous y verrez de doctes imams la raconter avec le sourire ; ce qui provoque immanquablement un grand éclat de rire des priants…
Mais revenons à notre Jouha…
Avec l’avènement des Abbassides donc, qui ont vu leur califat s’étendre sur plus de cinq siècles, de 132hég-750ch, à 656hég-1258ch, Jouha est bien connu et son personnage bien campé. Une autre anecdote le met en scène avec le quatrième calife de la dynastie, al-Mahdi, fils d’al-Mansour le fondateur de Baghdâd et père de Haroun al-Rachid le héros des « mille et une nuits ». Mieux, vers cette époque, Jouha est le héros de recueils de « nawâdirs », littéralement des raretés, préciosités, et par extension des anecdotes, histoires drôles, qui circulent et passent de main en main à Baghdâd et au-delà. En témoigne la mention de ce livre intitulé « nawâdirs Jouha » par Ibn al-Nadîm, mort en 385hég-987ch, un « warraq », copiste, libraire donc, qui a pignon sur rue à Baghdâd et qui nous a laissé son célèbre « al-fihrist », le sommaire, le catalogue, dans lequel il a recensé tous les livres qui lui sont passés entre les mains, classés par thème.
Mais ce Jouha, dont parle Ibn al-Nadîm, est-il une personne à l’existence réelle ou un personnage fictif à qui on accole toutes sortes d’histoires et anecdotes ? Certains chroniqueurs arabes voient en lui un être réel, comme vous et moi. Du reste, une notice biographique lui est consacrée dans bon nombre d’encyclopédies et de dictionnaires de noms propres, tel, par exemple, le dernier en date, « al-a3lâm » d’al-Ziraklî. Jouha a pour nom Doujayn ibn Thâbit et son surnom est Abou al-Ghosn. Il est même de la tribu de Fazara, selon al-Maydâni, mort en 518hég-1124ch, l’auteur de « majma3 al-amthâl », la somme des proverbes, un recueil de quatre volumes qui réunit pas loin de cinq milles proverbes ! Ces mêmes chroniqueurs classent Jouha dans la catégorie des « al-hamqâs wa al-moughaffalîns », les simples d’esprit, les fous sympathiques, les benêts. Il est dépeint sous les traits d’un imbécile heureux, plutôt idiot de ville qu’idiot de village, fou du peuple que fou du roi. Si on collecte ses histoires, s’il fait rire ses contemporains et semblables, c’est que le bon mot, la réplique spontanée, le trait d’esprit, lui échappent malgré lui. Bref, la drôlerie de Jouha n’est autre que, comme on dit de nos jours, de l’humour involontaire…
Avec le temps toutefois, d’autres chroniqueurs ont essayé de lui rendre justice. Il n’est plus perçu ou compris comme idiot ou simple d’esprit mais plutôt comme quelqu’un qui fait l’idiot et le simple d’esprit. C’est une posture, en somme, un paravent, un masque pour affronter les vicissitudes de la vie. Sans doute, face aux excès des gouvernants et aux manières expéditives de leurs agents, est-il préférable quelquefois de passer pour fou ; au moins, un minimum syndical d’impunité est-il garanti, sinon dans tous les cas du moins dans bon nombre de cas ! Voilà pourquoi Jouha a recouru à cette apparente folie, à cette simplicité d’âme qui le rend à la fois inoffensif et sympathique, attachant et drôle…
Et c’est donc ainsi que Jouha, le vrai, a donné naissance à un deuxième Jouha, le personnage ; deuxième et non second puisqu’il va y avoir un troisième Jouha, un quatrième, un cinquième et ainsi de suite, jusqu’à nos jours…
Cependant, l’image de Jouha, au fil du temps, n’a cessé d’évoluer et son signe de prendre un ascendant résolument positif. Son personnage s’épaissit, prend de l’ampleur, au point que l’ingénu se double désormais de l’ingénieux. Place au nouveau Jouha, aussi naïf que roublard, aussi candide que malin ; malicieux, rusé, habile, astucieux, facétieux, perspicace… Parfois aussi il est lâche, abonné au crétinisme ambiant ; il courbe l’échine devant le fait accompli, se fait tout petit, nage avec le courant… Bref, il est une auberge espagnole à lui tout seul : chacun le voit à l’image qu’il se fait du héros, un héros, tout de même, dont le qualificatif premier est populaire. Allez, n’ayons pas peur des mots, c’est le héros du peuple, la vox populi par excellence ! Du reste, un proverbe tunisien l’affirme clairement, « en-nâs el-koul J’hewât : tout le monde est Jouha », privilège qui, à ma connaissance, n’est donné qu’à lui, à l’exclusion de tous les autres héros et personnages, réels ou fictifs ! Quelle plus grande popularité que de voir s’identifier à lui le plus grand nombre, pour ne pas dire « en-nâs el-koul », tout le monde !
Fort de cette popularité inégalée, Jouha est mis sur orbite. Plus rien ne va l’arrêter et les histoires qui lui sont attribuées vont se répandre dans toutes les directions ; histoires et anecdotes en perpétuel mouvement, sans cesse renouvelées, constamment mises à jour et au goût du jour ; elles traversent temps et espace, épousent climat et société, s’adaptent à tout public. On y trouve autant le bon sens que le non-sens, le rationnel autant que l’irrationnel, l’absurdité des choses comme la cruauté des événements, la ruse comme la logique, ruse de la logique et logique de la ruse… Quant aux sujets abordés dans les histoires de Jouha, ils embrassent tous les domaines de la société, tous les thèmes, à commencer, bien entendu, par la politique ; mais aussi, et surtout, les faits de société, les petits faits, des petites gens. Ainsi, au fil des histoires, sont mis à nu les travers de la société ; les contradictions qui la traversent et la secouent sans répit ; les privations, désirs insatisfaits et envies contrariées ; les mœurs, lâches et corrompues ; l’égoïsme, moi avant tout le monde ; la lâcheté, tant que ma tête est sauve, frappe où tu veux…
De plus, notre Jouha entre dans les maisons, écoute aux portes, passe ses nuits sous les lits, dans les armoires ; il révèle les scènes d’adultère, de ménage, les vols domestiques, les conflits de voisinage, les commérages… Il se faufile dans les couloirs de l’administration, côtoie les fonctionnaires, les imams, les cadis… La justice est un domaine qui semble particulièrement l’inspirer, tant ses démêlés avec les cadis sont multiples, à tel point que, parfois il passe de l’autre côté de la barrière et devient juge lui-même ! A peine quelques tentatives dans la voie de l’intégrité et de l’équité, où il se révèle droit et perspicace, que le voila, à l’instar de bon nombre de ses collègues cadis, contraint de plonger dans la mare de la corruption, rendant justice aux plus puissants, aux plus offrants, aux plus forts, aux plus belles…
Un personnage d’une telle envergure est beaucoup trop grand pour le seul monde arabe. Aussi, ne tarde-t-il pas à prendre son envol, se jouant de la géographie comme il s’est déjà joué de l’histoire. Le voilà sur la route ; il se rend chez les voisins iraniens, chez qui il s’installe à demeure. Sans se demander comment peut-on être persan, il devient persan, tout simplement ! Ses nouveaux compatriotes l’honorent du titre de « mullah », maître, et du glorieux surnom de Nasr al-dîne, la victoire de la religion, A partir de cette nouvelle position, Mullah Nasreddine va envahir tout le champ culturel persan. Désormais il en fait partie intégrante, aussi célèbre que Hafiz, Attar ou Khayyâm, trois des plus scintillants noms de la littérature spirituelle persane…
Une fois cette popularité bien assise dans le monde perse, Jouha-Mullah Nasreddine, passe en Asie mineure, en Turquie. Il garde le même titre, Mullah devient Khoja, maître, professeur, dans la langue persane comme dans la langue turque, et le même surnom, Nasreddine. Et le voilà Nasreddine Khoja, propriété sinon patrimoine authentiquement turc, plus turc qu’Atatürk même ! Il s’installe dans la région de Konya, en voisin et contemporain de « mawlana », notre seigneur, Jalal ad-dine al-Roumi, (604-1207–672-1273) initiateur de la confrérie soufie des derviches tourneurs ; confrérie qui est plus que jamais prospère, de nos jours encore, nourrie qu’elle est du souffle de son père fondateur et jouissant d’un tourisme dont les retombées sont autant spirituelles que matérielles.
Fiers de leur nouveau héros, les Turcs vont même jusqu’à lui donner une nouvelle existence, avec une ville natale, Âq Chahr. C’est dans cette ville qu’il serait né et qu’il a, aujourd’hui encore, son mausolée. Ultime canular, toutefois, ce mausolée renferme un tombeau… vide ! De sorte que, même mort, même inexistant, Jouha continue à donner dans la farce et la facétie ! Mais vide ou pas, le mausolée est autant visité que vénéré. Qui plus est, une coutume veut que les futurs mariés invitent symboliquement Nasreddine Khoja à leur mariage dans l’espoir que celui-ci soit marqué par le sceau de l’humour, de la gaieté et du rire…
Cependant, le plus important de cette étape turque reste que Jouha, à partir de cette nouvelle base, va accéder à la renommée internationale. Ses histoires, telles des vagues concentriques, vont se répandre et se répercuter en cercles de plus en plus larges, traversant, en direction de l’Orient, tout l’espace turcophone, toute l’Asie centrale, l’Indonésie, la Malaisie… et jusqu’en Chine ! Dans ces terres lointaines, Jouha est connu sous le nom de Afandi, Afanti, Epenti, Ependi, qui, tous, dérivent du turc « effendi », mot passé dans la langue arabe également et qui désigne un titre honorifique donné aux dignitaires et notables. En direction de l’Occident, Jouha-Nasreddine Khoja a largement dépassé les frontières de l’empire ottoman ; après la Bulgarie, la Serbie, la Bosnie, le voilà dans toute l’Europe de l’Est, jusqu’en Russie ; et même en Europe de l’ouest, jusqu’en… France, où on trouve trace de quelques unes de ses histoires, telle celle-ci…
Après ce portrait aussi sommaire que hâtif de Jouha, venons-en à présent à quelques histoires estampillées de son cachet à défaut de son nom. Le choix et la traduction de ces histoires sont miens et j’en accepte le jugement, quel qu’il soit, en vous rappelant même ce que dit un dicton arabe à ce sujet : « al-ikhtiâr qit3a min al-3aql », qu’on peut traduire sans le trahir par : « le choix révèle l’esprit »…