Le projet de Constitution tunisienne, qui en est à sa troisième version, ne fait toujours pas l’unanimité

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Objet d’interminables discussions, le projet de Constitution tunisienne, qui en est à sa troisième version, ne fait toujours pas l’unanimité à l’Assemblée nationale constituante (ANC).

Un pas en avant, deux pas en arrière. Cela fait presque dix-huit mois que les élus tunisiens tricotent et détricotent le projet de Constitution. Au début de mai, deux initiatives de dialogue national, l’une lancée par le président Moncef Marzouki, l’autre par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), ont planché sur la troisième mouture de la loi fondamentale, parvenant à arracher au forceps un consensus autour des questions litigieuses, parmi lesquelles la garantie des droits fondamentaux, comme le droit de grève ou la liberté de conscience. La satisfaction générale fut de courte durée. De retour à l’hémicycle du Bardo, les représentants d’Ennahdha, parti majoritaire, et le groupe parlementaire Wafa, se sont retranchés derrière la souveraineté de la Constituante pour rejeter les accords conclus lors des dialogues nationaux et que leurs formations avaient pourtant avalisés, maintenant leurs restrictions en matière de droit du travail et de libertés, dont celle de conscience.

Le régime politique mixte et l’élargissement des prérogatives du chef de l’État sont les seuls points adoptés par le dialogue national que le groupe parlementaire islamiste a retenus. Levée de boucliers chez les démocrates, qui se sont immédiatement insurgés contre ces revirements. Même le très courtois Fadhel Moussa, constitutionnaliste et député d’Al-Massar (gauche), est sorti de ses gonds : « On s’attendait à la consécration de la liberté de conscience, à la levée de la clause générale de restriction par la loi des droits et libertés, du droit de grève et du droit syndical. On a eu droit à des formules alambiquées restreignant le champ des libertés. » Soutenus par l’UGTT, mais aussi par les syndicats des patrons, des avocats et des magistrats, les démocrates ont mené une telle campagne que la Commission de coordination et de rédaction de la Constitution a opéré un prudent recul en adoptant, le 28 mai, les recommandations des dialogues nationaux.

Islamisation larvée

Le sentiment général est que la Constituante s’enlise dans de vains débats. « Par exemple, cantonner la culture au seul référent national est absurde, déplore Fadhel Moussa. Ce n’est pas parce que nous apprécions une pizza que nous renions pour autant le couscous. » D’anciens hommes politiques s’inquiètent également de l’orientation idéologique qu’Ennahdha cherche à donner à la loi fondamentale. Mustapha Filali, vétéran de la Constitution de 1959, va jusqu’à déclarer qu’« il ne fallait pas courir le risque d’une Constituante », tandis que Mansour Moalla, ancien ministre de l’Économie et des Finances, juge le projet de Constitution « décevant » sur le plan de la protection des libertés, s’inquiète des tentatives d’islamisation larvées et regrette que l’organisation des pouvoirs publics ne soit pas plus transparente. Lors de la publication de la dernière version en date de la Constitution, le juriste Rafaa Ben Achour a d’ailleurs déploré l’absence d’une Cour constitutionnelle, car « cela confère au législateur une compétence discrétionnaire pour réglementer une liberté ou un droit, ou pour organiser une institution déterminée ».

Le sentiment général est que la Constituante s’enlise dans de vains débats

L’inquiétude des démocrates a été confortée par les déclarations de Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, qui a assuré, le 24 mai, qu’« il est nécessaire de trouver les mots qu’il faut pour que la Constitution soit à la fois moderne et inspirée de la charia ». Cette contradiction est au coeur de l’article 136, lequel pourrait préparer le terrain à l’avènement d’un État islamique. Face à ce risque, les forces démocratiques, au premier rang desquelles l’UGTT, maintiennent la pression pour obtenir la reformulation des articles 2 et 136, puis faire en sorte que les articles 1 et 2, qui définissent l’État tunisien, soient inaliénables.

Mais cette polémique ne doit pas masquer les réelles avancées que comporte le troisième projet de loi fondamentale. Parmi les points positifs, Mahmoud el-May, du Groupe démocratique de l’ANC, relève « l’équilibre entre notre identité et un État séculier, l’inscription de l’universalité des droits de l’homme et de l’égalité entre hommes et femmes, la décentralisation et la gestion régionale participative, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, des médias et de l’instance électorale ». Il n’en reste pas moins que ces avancées pourraient être compromises par les restrictions et imperfections encore contenues dans le texte. Dans tous les cas, rien n’est joué. Le projet devra être présenté en plénière au plus tard le 17 juin, ratifié, article après article, par 50 % des députés, puis adopté par deux tiers d’entre eux. Revue de détail des principales pierres d’achoppement.

Préambule

Assez long, il fait désormais figurer les droits humains universels à côté des spécificités tunisiennes, mais Sana Ben Achour, juriste et membre de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), note que « le préambule conditionne les droits humains aux spécificités culturelles du peuple tunisien sans pour autant définir celles-ci ; on passe ainsi de l’universel au spécifique en laissant place aux interprétations. Un texte de référence comme une Constitution doit être extrêmement précis pour permettre la mise en place d’un dispositif juridictionnel ». Mohamed Gahbiche, élu de l’Alliance démocratique, déplore que les droits économiques et sociaux ne soient pas cités dans le préambule. Pour Farhat Horchani, professeur agrégé en droit, « malgré de nombreux points positifs, les lacunes sont nombreuses, comme l’absence de toute référence aux conventions internationales. Nous ne pouvons pas ne pas respecter les conventions internationales au prétexte que la Constitution du pays ne les respecterait pas ».

Nature du régime

La Tunisie est toujours une République, mais la crainte d’un retour à la dictature a eu d’abord pour conséquence une réduction significative des prérogatives du chef de l’État. « Sur la nature du régime, nous ne ferons aucune concession », avait assuré Sahbi Attig, chef du groupe Ennahdha à l’ANC, qui soutenait bec et ongles un régime parlementaire. Mais le dialogue national a opté pour un régime mixte avec un partage des pouvoirs entre le chef de l’exécutif et un président élu au suffrage universel direct, lequel aura la haute main sur la politique étrangère et la défense. « Il n’y a pas un contre-pouvoir pour équilibrer cette double gouvernance, regrette Lobna Jeribi, élue d’Ettakatol [majorité]. Le président n’est ni arbitre ni décideur ; il a juste un droit de veto juridique, même si la diplomatie et la défense sont de son ressort. » « La Tunisie a toujours eu un régime présidentiel avec ses avantages et ses inconvénients, renchérit Mansour Moalla. Mais un pouvoir bicéphale ne peut que provoquer des blocages, comme ce fut le cas lors de la désignation du gouverneur de la Banque centrale, en 2012. »

Séparation des pouvoirs

Les instances de régulation des médias et du pouvoir judiciaire, et celle veillant à la défense des droits de l’homme – dont les membres seront élus par les députés – doivent permettre la mise en oeuvre des principes de la démocratie, mais, pour certains, l’indépendance de ces instances est sujette à caution. On avait initialement annoncé la mise en place d’un Conseil supérieur du pouvoir judiciaire et d’une Cour constitutionnelle, mais Ennahdha a fait en sorte que « des interventions dans le cours de la justice selon la loi » soient possibles, sans pour autant définir les référents. L’exécutif peut ainsi s’ingérer dans le cours de la justice. La composition de la Cour constitutionnelle, où siégeaient des magistrats élus et forts de vingt années d’expérience, a été revue pour que puissent y être admis des juristes d’horizons divers. « Le texte relatif au pouvoir judiciaire comporte des points positifs, comme l’immunité accordée au juge, la compétence exigée, la réglementation des mutations et la possibilité de demander des comptes aux juges », reconnaît Néji Baccouche, professeur de droit. Et Lobna Jeribi d’ajouter que la Cour constitutionnelle est aussi un recours pour les citoyens et définit les responsabilités du gouvernement à l’égard de la nation.

Décentralisation

« Le bon sens a prévalu dans l’organisation des pouvoirs locaux ; une décentralisation effective ainsi que la participation citoyenne aux prises de décisions et une gestion autonome donneront un nouveau souffle aux régions », observe Mohamed Gahbiche. Mais Radhi Meddeb, président de l’association Action et Développement solidaire (ADS), note un recul en matière de droits économiques et sociaux. « Deux des instances qui devaient être constitutionnalisées, relatives à la gouvernance et au développement durable, ont disparu du projet. Il n’est plus fait référence au Conseil économique et social, alors que la logique des évolutions législatives comparées aurait exigé qu’il soit inscrit en tant que deuxième chambre constitutionnelle et transformé en Conseil économique, social et environnemental. »

Droits et libertés

Très attendu sur ce point, le projet de loi fondamentale n’est pas, au premier abord, liberticide, mais des oublis et des impasses ont semé une certaine confusion. Parmi les droits fondamentaux, celui du travail n’évoque toujours pas le droit à un salaire équitable. En revanche, il ne conditionne plus le droit de grève, comme énoncé initialement. Mais c’est en matière de libertés, notamment religieuse, que les critiques sont les plus sévères. L’article 5 portant sur la liberté de culte dispose que « l’État est protecteur de la religion » et non des religions, et précise qu’il « protège le sacré ». Le principe de la liberté de conscience, tel qu’il est consacré par l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, est contourné. On lui a substitué le flou qui entoure la liberté de croyance. « Le refus d’inscrire la liberté de conscience dans ce projet de Constitution vient conforter l’idée d’une application progressive des commandements de la charia, telle que la condamnation de l’apostat à la peine capitale, s’inquiète Chokri Yaïche, élu de l’ANC et militant de Nida Tounes. La focalisation sur le choix du régime politique nous a fait oublier la confusion et les contradictions en matière de libertés et de droits. »

Statut de la femme

La femme n’est plus complémentaire de l’homme et assume les mêmes responsabilités. Mais ses acquis n’en sont pas moins menacés, puisque le texte ne constitutionnalise pas le code du statut personnel (CSP) et conditionne les droits accordés aux Tunisiennes à ce que prévoit la loi. Il suffirait donc d’abroger le CSP ou de modifier les lois pour que les droits des femmes soient amoindris ou écornés. « Qu’il n’y ait absolument aucune référence au code du statut personnel, alors que certaines voix s’élèvent pour remettre en question la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw), pourtant ratifiée par la Tunisie, est un recul », analyse Hafidha Chekir, professeure de droit public.

Exclusion

Ne peut être président de la République qu’un citoyen musulman âgé de moins de 75 ans. L’article 72, qui fixe les conditions d’éligibilité à la magistrature suprême, est en contradiction avec le principe de « l’égalité entre les citoyens », affirmée dans le préambule. En outre, les binationaux désireux de se présenter à l’élection présidentielle devront renoncer à leur seconde nationalité. Ces deux restrictions ne sont pas applicables au chef du gouvernement. Pour Mouna Dridi, constitutionnaliste, l’instauration d’une limite d’âge pour accéder à la présidence peut être interprétée comme la volonté d’empêcher une partie des Tunisiens de participer à la vie démocratique.

État des lois ou État de droit ?

« La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain : sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la République. » L’article 1er de la Constitution de 1959 a été reconduit tel quel. Sa formulation ambiguë permet de relier la religion, la langue et le régime aussi bien au pays qu’à l’État. Cependant, en rupture avec l’article 1er, l’article 136, qui définit les champs irrévocables, dispose que l’islam en tant que religion d’État est inaliénable. Or, selon l’article 2, « l’État séculier est fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la supériorité des lois ». Ces énoncés créent une confusion entre un État des lois et un État de droit, et laissent entendre que les lois pourraient prévaloir sur la Constitution. Autrement dit, l’État pourrait être obligé de se conformer aux lois religieuses. « Les innombrables références aux “principes immuables de l’islam” permettent d’introduire la charia comme référent ; il y aurait lieu de substituer à cette expression “les directives générales de l’islam” afin que les lois ne soient pas conditionnées », explique le député Mohamed Gahbiche. F.D.

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