Les biens Habous : la restauration des archaïsmes.
Ali Mezghani
En renonçant à faire de la charia la source de la législation, les dirigeants d’Ennahda optent pour la mettre directement en œuvre. L’annonce en a déjà été faite, à propose des biens Habous, dans le discours d’investiture du gouvernement de H. Jébali.
Dans la tourmente que traversait le pays, suite à l’assassinat de Ch. Belaid, il a paru au Chef du gouvernement démissionnaire, au titre de l’expédition des affaires courantes, que la tâche la plus urgente est de recréer un cadre juridique pour les biens waqfs. Le dernier Conseil des Ministres qu’il a présidé avait alors examiné un projet de loi dans ce sens. Voilà les urgences d’un pays en proie à une crise aux multiples dimensions. Voilà les urgences d’un pays dont la situation économique est fortement dégradée, dont la situation sécuritaire est des plus dangereuses, d’un pays où les hommes politiques ont perdu tout crédit, où l’avenir est des plus incertains, où les acquis de la femme sont menacés.
La crise s’étant aggravée depuis l’assassinat de M. Brahmi, et les actes terroristes, il a paru urgent aux élus d’Ennahda d’initier une proposition de loi pour la restauration des Habous. C’est dire qu’entre le parti et le gouvernement il n’y a point de différence. C’est dire que la majorité, toute relative pourtant, impose ses choix à toute la société. C’est une conception bien particulière de la démocratie que de la réduire à un décompte, somme toute provisoire, de voix. Pourquoi cette urgence, pourquoi cette précipitation, pourquoi cette impatience? Les Habous ont été dissous depuis plus de cinquante ans, et le pays ne s’en est pas moins bien porté.
Cela n’est pas sans surprendre car ce qui compte c’est de défaire ce qui a été fait et de restaurer l’ancestrale norme. Tel est l’enjeu de l’initiative. C’est une revanche contre le modernisme, contre la société tunisienne et ses avancées. L’essentiel est de remplir l’horizon mental des Tunisiens de catégories anciennes et de les y habituer. Il est de réveiller dans l’imaginaire et l’inconscient collectifs la nostalgie du passé. Restaurer le passé, aller contre la marche du temps, déconstruire l’œuvre de l’Etat, tel est le programme.
Les hérauts sont ici annonciateurs d’un ordre ancien. Produit de l’histoire, création des fuqaha, sans coloration religieuse, les waqfs (ou habous, biens de mainsmortes) sont de trois ordres : le waqf public affecté à l’entretien d’une œuvre particulière (une mosquée, une école, un hôpital), et le waqf privé dont seuls les descendants de sexe masculin sont, en général, les bénéficiaires, et le waqf mixte. Contrairement à ce que certains prétendent, les Habous ne sont en rien à rapprocher des Fondations connues dans les pays occidentaux. Le rapprochement sert à donner quelque coloration moderne à une institution archaïque. Dans les Habous, le constituant ou ses descendants gardent la nue propriété. Ils en perdent seulement l’usufruit et la gestion s’il s’agit de Habous public. Le bien ( chose) immobilisé est affecté dans ce dernier cas à un bénéficiaire nommément désigné et identifié en tant que tel. Dans la Fondation, le constituant cesse d’être propriétaire. Il crée une nouvelle personne morale, indépendante, dotée de la personnalité juridique. Les revenus de la Fondation sont affectés à des activités largement définies (Culture, art, recherches médicales) dont les bénéficiaires ne sont pas connus d’avance.
La dissolution des Habous était justifiée en raison de leurs méfaits. Le bien immobilisé à perpétuité, est hors du temps. Il est alors hors du circuit économique. Laissé à la discrétion des héritiers bénéficiaires lorsqu’il s’agit d’un habous privé ou d’un administrateur, lorsqu’il s’agit d’un habous public, dont la compétence n’est jamais garantie, et dont la responsabilité n’est pas engagée, le bien perd de sa valeur. Les économistes le savent mieux que quiconque. Le bien est, en raison de son immobilisation et de son indisponibilité, insaisissable ce qui l’exclut de toute possibilité de financement bancaire. Il ne peut en effet être donné en garantie pour le remboursement d’un quelconque crédit, nécessaire pour son développement. Les mêmes raisons avaient conduit, quelques années plus tard, à la dissolution du Kirdar et de l’Enzel, baux à titre perpétuel.
La dissolution des Habous a aussi permis de rétablir les femmes, lorsqu’il s’agit de habous privé, dans leur droit à l’héritage. Par la dissolution, les biens immobilisés ont réintégré le champ économique et ont pu ainsi être revalorisés. Elle a aussi permis d’intégrer les habous public dans le domaine de l’Etat. Sa restauration contournera le régime de la propriété étatique puisque, les habous affectés à une « œuvre » sociale vont dorénavant lui échapper. Plus grave encore, certains estiment que c’est une question relative au droit de la famille ce qui inaugure la remise en cause du Code du Statut Personnel. Ce faisant, l’on prépare à la destruction de l’ordre juridique étatique. Comment dire le contraire alors que le bien doit être licite du point de vue de la Charia, que l’exploitation des avoirs monétaires doivent lui être conformes et que l’administrateur doit être musulman ? Le régime des Habous n’est en effet pas compatible avec celui de la propriété publique. Il ne se conçoit que dans la négation de celle-ci. Il est aussi incompatible avec la notion de Personnalité morale, qui est au cœur de l’activité économique et au centre de l’organisation sociale. Dans un système moderne, affecter un bien à une « œuvre » qui n’est pas une Personne juridique, qui est elle –même un Bien, une chose objet d’appropriation, est non sens. C’est ce qu’a rappelé l’arrêt de la cour d’appel de Tunis rendu en référé le 1er Novembre 2013 relatif à l’école Khaldouniyya. Alors que l’institution des habous y était invoquée, le juge a clairement affirmé que la Mosquée de la Zitouna est un bien appartenant à l’Etat et que n’ayant pas la personnalité juridique, elle ne peut être propriétaire de la dite école. En fait, le but recherché est de déconstruire l’ordre étatique en le dédoublant d’un ordre prétendument religieux. Il s’agit d’ouvrir la voie à des institutions d’endoctrinement qui échappent au contrôle de l’Etat capable probablement de recevoir des donations d’étrangers qui œuvrent à mettre fin à l’exception tunisienne. C’est à l’effondrement de l’Etat que l’on prépare le pays.
Cet article est publié dans une version arabe dans Tarrik al – Jadid de cette semaine