Texte de Yassin Temlali, sur proposition de notre camarade Tewfik Allal
L’image du migrant subsaharien telle qu’elle se dégage de l’étude d’une quarantaine d’articles de la presse quotidienne algérienne est marquée par une violente xénophobie. Celui-ci est représenté, la plupart du temps, sous les traits d’un « illégal », qui constitue une menace multiforme pour la sécurité et la santé publiques. C’est « Un faussaire », « un faux-monnayeur », « un trafiquant de drogue », un « escroc », un « proxénète »… Les informations concernant l’immigration subsaharienne proviennent pour l’essentiel de sources officielles*.
L’Algérie est aujourd’hui considérée comme un important pays de transit pour les migrants subsahariens en route pour l’Europe. Son aisance financière relative fait aussi d’elle un pôle d’attraction pour une autre catégorie de migrants, qui s’installent principalement dans les villes du Sud, attirés par les chantiers du Programme spécial de développement destiné à cette région[1].
Le développement de ces migrations préoccupe les autorités algériennes[2]. Les dispositifs sécuritaires ont été renforcés. Un nouvel instrument législatif, la loi 08-11 du 25 juin 2008, a été adopté. Ce texte a aggravé les sanctions pénales des délits de « séjour illégal » et d’« entrée illégale » sur le territoire national et a donné au ministre de l’Intérieur, ainsi qu’aux walis (préfets), des pouvoirs étendus en matière de gestion des flux migratoires.
Le traitement que réservent les médias algériens aux migrations subsahariennes vers l’Algérie nous a interpellés par l’impression qu’il dégage d’une véritable unanimité nationale sur leurs présumés dangers, entre le gouvernement, les journalistes et la population. Il nous a également interpellés par ses dérogations à des règles élémentaires du journalisme (vérification des informations, précision des sources…) et sa contradiction avec certains discours tenus dans les médias sur l’Afrique et souvent teintés de « tiers-mondisme »[3].
Nous tenterons dans ce travail de saisir les lignes dominantes du traitement médiatique de ces migrations, en examinant 44 articles en arabe et en français, publiés entre le 2 mars 2008 et le 31 octobre 2009[4] dans quatre quotidiens privés. Notre objet n’étant pas une analyse discursive circonstanciée, nous avons estimé pertinent de travailler sur un corpus aussi exhaustif.
Le choix de la presse écrite nous a été dicté par l’accessibilité de ses archives. L’accès aux archives des chaînes de radio et de télévision (toutes publiques) n’est pas aisé, outre que ces médias expriment le point de vue gouvernemental et nul autre point de vue. Nous avons sélectionné les 44 articles dans la presse quotidienne car son lectorat est plus important que celui des publications à périodicité différente (hebdomadaires, etc.)[5]. Nous les avons sélectionnés dans des quotidiens privés, les tirages de ces journaux étant, de loin, plus importants que ceux des quotidiens publics, très modestes[6] comme, du reste, leur crédibilité.
Ces quatre quotidiens sont : « El Chourouk », « El Khabar », « El Watan » et « L’Expression ». Les tirages des deux premiers, arabophones, atteignent quelque 1.250.000 lecteurs. « El Watan » (150.000 exemplaires/jour) n’est pas le premier quotidien francophone, une position occupée par « Le Quotidien d’Oran » (165.000 ex./jour)[7], mais à la différence de celui-ci, il n’est pas marqué régionalement, ni par son nom ni par sa distribution[8]. Le choix de « L’Expression » a été motivé, quant à lui, par deux raisons : la première est qu’il est un des plus importants « seconds grands tirages » francophones ; la seconde est que ses archives sont parmi les plus facilement accessibles de la presse algérienne.
« Des migrations strictement illégales »
Dans les articles étudiés, les migrations subsahariennes en Algérie sont présentées comme des migrations essentiellement irrégulières. Il n’y est nulle mention des accords régissant la circulation des personnes entre l’Etat algérien et les Etats subsahariens frontaliers. Le séjour des ressortissants du Mali en Algérie, par exemple, est régi par des accords les dispensant des formalités de visa[9]. Le rappel d’une telle vérité n’est pas inutile : il permettrait d’expliquer aux lecteurs que les immigrants irréguliers maliens sont entrés légalement sur le territoire algérien et que des ressortissants d’autres Etats subsahariens, pour ne pas avoir à demander un visa algérien, se procurent des faux passeports maliens.
La méconnaissance de ces accords peut être à l’origine de fausses informations, dont voici un exemple relevé dans « El Chourouk » du 28 octobre 2008 : « ‘’El Chourouk’’ s’est longuement entretenu avec nombre de harragas[10] arrêtés, en provenance de différents pays comme le Mali, le Niger […] qui se sont infiltrés en Algérie par la frontière sud. »
Dans notre corpus, l’Algérie est aussi présentée, le plus souvent, comme étant, pour les migrants subsahariens, un pays de simple transit. Ainsi, elle n’est qualifiée de « pays d’accueil » que dans 9 articles sur 44. Or, on sait que depuis longtemps, les saisonniers maliens et nigériens vont y travailler de façon tout à fait légale[11]. En outre, 40% des migrants irréguliers (dont l’écrasante majorité sont des Subsahariens,) la considèrent comme leur destination finale[12] selon une étude menée par le CISP[13] il y a quelques années. Ce pourcentage n’a pas dû beaucoup changer, sinon dans le sens de la hausse, vu le durcissement des contrôles aux frontières européennes.
« Le migrant subsaharien : une menace multiforme »
Huit des 44 articles étudiés utilisent des termes aussi explicites que « danger », « menace » pour qualifier les migrations subsahariennes en Algérie[14]. « Ils sont de plus en plus nombreux et, surtout, de plus en plus dangereux », lit-on dans « L’Expression » du 31 décembre 2008, en sous-titre d’un article intitulé « Constantine : Les clandestins écument la cité ». La simple présence d’immigrants subsahariens dans un lieu est synonyme de « problèmes ». « Après les problèmes survenus dans des villes du Sud : Une commission gouvernementale pour évaluer les ‘’centres d’attente[15]’’ », titre « El Khabar » du 28 avril 2009. « El Chourouk » du 29 septembre 2008 détaille, lui, ces « problèmes ». Il titre : « Ils se sont transformés en bandits et en faux hommes d’affaires qui ont fait de l’escroquerie une profession : Des milliers de harragas africains importent en Algérie les épidémies, les pratiques occultes et la prostitution ». Le sous-titre qualifie ces « harragas » d’« indésirables envahisseurs » et de « bombe à retardement à cause des menaces qu’ils constituent sur tous les plans […] ».
Dans un article paru le 28 avril 2009 (« 7 individus aux mains de la police »), « El Khabar » fait d’« Africain » un synonyme de « repris de justice » : « Les services de sécurité […] ont arrêté sept individus, dont deux Africains et deux dangereux éléments » ! Un autre article du même quotidien (8 janvier 2009) est intitulé « Les agressions en augmentation au quartier Coucou Plage, à Bordj El Bahri ». On y apprend que ce quartier d’Alger connaît « une effrayante croissance du nombre d’agressions et de vols, sans parler de [son] envahissement par les immigrants africains » !
Ces immigrants sont également perçus comme un facteur de dissension au sein de la communauté nationale. Le surtitre et le titre d’un article d’« El Khabar » du 26 mars 2009 l’affirment on ne peut plus clairement : « Escarmouches entre la population locale et les forces de sécurité à cause des immigrants africains ».
« Un criminel, réel ou potentiel »
Dans les 44 articles analysés, nous avons relevé seulement 11 occurrences de l’adjectif « subsaharien » et du substantif « Sahel », employés pour évoquer la région située au Sud du grand Sahara. Nous en avons relevé 5 du terme « subsaharien », utilisé comme adjectif de « migrant » ou comme substantif signifiant dans le contexte « migrant portant la nationalité d’un Etat subsaharien ». En revanche, nous avons relevé 124 occurrences du terme « africain ». Il est employé soit comme adjectif (pour « migrant », « réseau » …), soit comme substantif désignant les immigrants originaires d’Afrique subsaharienne. Son acception restrictive trace une frontière symbolique entre l’« Afrique blanche », l’Afrique du Nord, et le reste du continent.
Le migrant « africain » a, dans les productions médiatiques analysées, une image foncièrement négative : il est associé à d’affreuses maladies dont il serait le vecteur et à des activités criminelles qu’il exercerait. Les rares articles dans lesquels il n’est pas assimilé à un danger ambulant sont[16] :
– la couverture d’un atelier spécialisé sur les migrations (« Les spécialistes débattent des flux migratoires au CREAD à Alger : Il n’y a pas que la misère qui fait fuir ! », « El Watan », 16 mai 2009) ;
– une interview du chercheur M. S. Musette (« L’Expression », 3 juin 2009) ;
– 2 tribunes libres documentées (« La forteresse Europe et le délit de solidarité », « L’Expression », 4 juin 2009, et « La migration du Sud et les pays du Nord », « El Watan », 14 décembre 2008) ;
– des articles portant sur les pourparlers algéro-européens relatifs à la gestion des flux migratoires subsahariens : (« L’Algérie ne veut pas jouer au gendarme de l’Europe », « El Watan, 2 juin 2009, « Les pays du Sud jouent au gendarme de l’Europe », « El Watan », 11 août 2009 » ;« Contacts entre l’Otan et l’Algérie : pour un nouveau plan de lutte contre l’émigration clandestine », El Khabar, 30 juin 2009) ;
– Des éditoriaux opposés au traitement sécuritaire des migrations subsahariennes (« La loi et la dignité humaine », « El Watan », 8 juin 2009) ou à la collaboration d’Etats nord-africains aux politiques migratoires étrangères (« Basse besogne égyptienne », « El Watan », 10 septembre 2009) ;
-Des entretiens avec des immigrants (« Algérie africaine ou pas », « El Watan », 3 juillet 2009).
Beaucoup d’exemples peuvent être fournis de l’image négative des immigrants subsahariens dans les productions médiatiques examinés. Dans un article d’« El Chourouk » du 29 septembre 2008 (déjà cité), le journaliste, sans citer de source, énumère les métiers de ces « Africains », inventant des proportions imaginaires au moyen de termes comme « la plupart », « le reste »… : « La plupart de ces Africains exercent le métier de cordonnier. D’autres travaillent dans l’agriculture […]. Quant au reste, ils errent dans les rues à la recherche de travail ou se livrent à la mendicité et n’hésitent pas à recourir à l’agression et au vol. […] Certains constituent une véritable menace pour la sécurité des citoyens […]. D’autres ont formé une bande de malfaiteurs spécialisée dans le cambriolage ou des réseaux de faux-monnayeurs. »
L’image du migrant subsaharien n’est pas meilleure dans le quotidien francophone « L’Expression ». Dans son édition du 2 août 2008, sous le titre « Les candidats à l’esclavagisme moderne », un article évoque les « effets néfastes [de l’immigration irrégulière] sur la santé publique, par la propagation de certaines maladies comme le sida », avant de souligner les liens présumés de cette immigration avec la criminalité : « [Les services de la gendarmerie] ont réussi à établir que le phénomène a des liens avec d’autres formes de criminalité, en plus du terrorisme. Il s’agit, notamment du trafic de drogue et de la contrebande. » Un autre article du même quotidien (31 décembre 2008, déjà cité) illustre aussi éloquemment l’image désastreuse des immigrants subsahariens dans les médias : « Ils sont impliqués dans divers trafics, celui de billets de banque […], de stupéfiants, de drogue ainsi que [dans] des cas d’arnaque. »
« El Watan », un des rares quotidiens à avoir dénoncé le « racisme ordinaire » anti-noir, n’échappe pas toujours à cette unanimité xénophobe. Dans son édition du 9 octobre 2008 (« La lutte s’intensifie à Maghnia ») le journaliste affirme, sans fournir la moindre preuve et sans citer de source : « L’immigration clandestine s’accompagne souvent des autres formes de criminalité telles que la contrebande, le trafic de stupéfiants et d’armes, la contrefaçon, [….] L’activité principale de ces migrants clandestins reste, d’ailleurs, pour la plupart l’escroquerie ou le trafic de billets. »
« Un faussaire et un faux-monnayeur »
De par leurs tentatives de régulariser leur situation, supposée toujours « illégale », les migrants subsahariens participeraient à propager le fléau de la corruption dans l’administration : c’est ce que suggère un article d’« El Khabar » du 18 juillet 2009 intitulé « Des certificats de résidence pour 4.000 dinars pour les Africains ». Mais, surtout, ces migrants sont eux-mêmes sont des faussaires patentés. Dans 14 des 44 articles de notre corpus, les termes « faussaire », « faux–monnayeurs » et leurs équivalents sont employés pour les désigner.
Un article d’« El Khabar » du 28 octobre 2009 établit, dès le titre, une équivalence entre immigration irrégulière et falsification de documents, le réseau démantelé qu’il évoque étant spécialisé dans les deux activités : « Arrestation à Annaba de 70 Africains actifs dans un réseau de falsification [de documents officiels, NDLR] et d’immigration clandestine ». Dans « El Chourouk » du 17 juillet 2009, nous lisons en surtitre et en titre : « Les Africains arrêtés font venir les ‘’harragas’’ en Algérie avec de faux documents : Découverte de diplômes universitaires, de cachets officiels contrefaits et de spiritueux ». Après avoir énuméré documents falsifiés et objets saisis, le journaliste rappelle que la majorité des membres du gang « résident en Algérie illégalement » et fait remarquer, en des termes clairement racistes : « Ce gang criminel [ne s’est pas contenté] de suivre la ‘’tradition’’ [souligné par lui, NDLR] des bandes africaines qui se livrent à la falsification des certificats attestant le statut de résident ou de réfugié […]. »
« El Chourouk » du 22 août 2009 titre un autre article : « Une vaste opération de recherche d’Africains qui ont introduit sur les marchés de la fausse monnaie ». Nous y lisons : « [Un responsable] de l’Union des commerçants [nous] a déclaré que quantité de fausse monnaie a été introduite sur les marchés par une maffia algérienne, avec l’aide d’Africains ». L’auteur contredit aussitôt ce sous-titre et cite la même source affirmant que « […] derrière [cette activité] se tiennent des étrangers, en l’occurrence des Africains, avec l’aide de commerçants algériens ».
« Un trafiquant de drogue, un escroc et un proxénète »
Deux autres images sont associées au migrant subsaharien, celles de trafiquant de stupéfiants et d’escroc. Nous avons relevé la première dans 11 articles sur 44 ; l’un d’eux (« El Chourouk » du 29 mars 2009) va jusqu’à parler d’investissements « africains » dans le trafic de drogue[17].
Nous avons relevé la seconde image dans 8 articles. Dans un article d’« El Chourouk » du 18 juillet 2009 intitulé « Deux libériens escroquent un médecin vétérinaire et lui subtilisent 300 millions de centimes »), nous lisons : « Les affaires d’escroquerie, dont les protagonistes sont des immigrants illégaux des différents pays africains, continuent de défrayer la chronique. […] » Après avoir relaté le fait divers annoncé dans le titre, l’auteur conclut : « Cet incident fait partie de centaines d’autres qui ont vu des victimes algériennes tomber dans les filets d’Africains, en apparence naïfs et stupides mais qui, en réalité, sont bien plus rusés que ce que l’on peut imaginer. »
Les escroqueries décrites sont parfois présentées comme étant strictement « africaines ». Ainsi, « L’Expression » du 10 août 2009 titre : « Des courriers postaux pour escroquer les Algériens : L’arnaque à l’africaine » et parle dans le corps de l’article d’« affaires d’arnaques de type africain [qui] ont touché plusieurs villes du pays […] ».
Dans 6 articles de notre corpus, les immigrants subsahariens sont des membres actifs d’un réseau de prostitution, les immigrantes se livrant, elles, à la prostitution. Dans un article intitulé « Des ressortissants africains dans le plus grand réseau de prostitution employant des enfants à Oran » (« El Chourouk » du 16 septembre 2009), nous lisons : « Selon nos sources, ils louaient ces maisons […] pour les transformer en lieux de débauche et autres pratiques immorales[18]. » « L’Expression » du 6 octobre 2009 (« Annaba : Des réseaux clandestins démantelés ») décrit, quant à lui, en ces termes les activités d’un réseau de « clandestins » maliens : « [Ils ont] élu domicile dans la vieille ville qu’ils ont transformée en lieu de débauche et en atelier de falsification de tous types de documents administratifs. »
« Un terroriste et un trafiquant d’arme »
Les liens présumés entre migrations subsahariennes et terrorisme sont évoqués dans 8 des 44 articles examinés. « L’Expression » du 31 décembre 2008 se contente de les suggérer : « [Les migrants subsahariens] atteignent la ville […] souvent avec de faux papiers grâce à des réseaux de passeurs, qui activent souvent au profit des groupes terroristes. » Le même journal, dans son édition du 2 mars 2008, est plus explicite : « Carrefour […] de l’immigration clandestine, l’Algérie est en passe de devenir une ‘’capitale’’ de repli pour les extrémistes d’Al Qaïda ».
Dans un article d’« El Chourouk » du 24 mai 2009 (« Découverte d’un réseau international de passeurs au service d’organisations armées activant dans le Sahara », le récit du démantèlement du réseau se poursuit ainsi : « Les aveux de nombre de personnes arrêtées ont permis […] de dévoiler un dangereux plan consistant pour les organisations armées à exploiter les groupes de migrants clandestins dans le trafic d’armes vers les villes de l’Est du pays. » Les informations, notons-le, ne sont attribuées à aucune source précise.
Nous ne pouvons évoquer les liens présumés entre migrations subsahariennes et terrorisme sans souligner qu’ils ont fait partie des arguments utilisés par le gouvernement pour justifier le durcissement de sa politique migratoire[19].
Evoquant la loi 08-11 du 25 juin 2008, « El Chourouk » du 5 juillet 2009 titre : « Des sanctions dissuasives contre les sociétés employant des résidents étrangers illégaux ». Le journaliste affirme : « Les rapports des services de sécurité avaient souligné l’implication de nombre d’étrangers, notamment des ressortissants d’Etats africains, dans des réseaux criminels, le commerce de stupéfiants, la falsification de documents, le faux monnayage, sans parler de leur implication dans l’activité terroriste en Algérie. » Faut-il préciser qu’avant juin 2008, les comptes-rendus sécuritaires de la presse ne faisaient presque jamais état de la présence de combattants « africains » dans les rangs des organisations armées algériennes ?
Le migrant subsaharien « déshumanisé »
Dans les articles étudiés, les « migrants africains » sont parfois décrits de façon totalement deshumanisante. Ainsi l’intertitre d’un article d’« El Chourouk » du 17 juillet 2009 : « Des Algériens hébergent les immigrants clandestins moyennant 5.000 dinars par tête ». Dans un article d’« El Khabar » du 26 mars 2009, les migrants sont « déchargés » comme une cargaison : « Tinzaouatine a connu la semaine dernière des violences qui se sont soldées par la mort de quatre Africains. La cause en est le ‘’déchargement’’ de centaines de migrants clandestins dans la région. »
Dans le titre d’un autre article d’« El Khabar » du 28 juillet 2009 (« Découverte de cinq cadavres d’Africains en état de décomposition avancée à Djanet »), il n’est nulle trace de sympathie pour ces immigrants morts sur le chemin de l’exil. On ne trouvera pas davantage de sympathie dans cet article d’« El Chourouk » du 28 octobre 2008 : « Disparition de dizaines d’« Africains » après les inondations de Ghardaïa. Ce drame est évoqué sous l’angle d’un simple problème de santé publique : « […] Une grande quantité de Chlore a été transportée […] dans les zones sinistrées et des instructions fermes ont été données […] d’interdire les déplacements dans le périmètre concerné par la recherche des disparus pour éviter à la région une véritable catastrophé écologique. »
Des sources essentiellement officielles
Les sources des informations rapportées dans certains articles étudiés ne sont pas précisées. L’article d’« El Chourouk » du 26 avril 2009 (« Les projets de harragas africains qui ont envahi Mostaganem et planifient leurs départ depuis son littoral »), fournit un parfait exemple de cette dérogation à une règle élémentaire du journalisme : « ‘’El Chourouk’’ a appris qu’un groupe d’au moins six Africains […] a tenu une réunion dans un des cafés de Mostaganem. Il a discuté du désir d’un grand groupe d’Africains d’organiser des départs [clandestins, NDLR] depuis le littoral de la wilaya vers les côtes espagnoles. »
Les principaux concernés, c’est-à-dire les migrants eux-mêmes, sont rarement interrogés : la parole leur est donnée dans 4 articles seulement. Les sources citées dans 26 autres articles sont toutes officielles (principalement les services de sécurité).
La perception de la question migratoire comme une question essentiellement sécuritaire fait que même des informations officielles importantes ne sont pas rapportées. Il en est ainsi de certaines conclusions du Recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) de 2008, selon lequel le nombre d’étrangers établis légalement en Algérie (à l’exclusion des réfugiés) est de 95.000, soit 0,3% de la population totale du pays[20].
La plupart des statistiques citées se rapportent aux arrestations et/ou expulsions de migrants subsahariens fournies par les services de sécurité. Il existe pourtant d’autres chiffres qui méritent d’être mentionnés, comme ceux de l’enquête (déjà citée) du CISP[21].
Certains articles ressemblent à de parfaits communiqués de la police. Jugeons-en par ce compte-rendu d’« El Khabar » du 16 septembre 2009 intitulé « Arrestation de 945 migrants clandestins en 3 mois à Tamanrasset » : « Pendant les trois derniers mois, les services de sécurité […] ont arrêté, aux frontières sud de la wilaya de Tamanrasset, 945 migrants clandestins de plusieurs nationalités. 670 d’entre eux ont été arrêté entre le 1er et le 10 septembre courant, c’est-à-dire depuis l’entrée en vigueur des nouvelles instructions concernant la lutte contre l’immigration clandestine. »
Ces articles ressemblent si fort à des communiqués sécuritaires détaillés que comme ceux-ci, ils mêlent, parfois, aux informations relatives à la « lutte contre l’immigration clandestine » d’autres se rapportant à des activités différentes de la police ou de la gendarmerie. Après avoir fourni des chiffres sur les arrestations de « clandestins », l’auteur d’un article de « L’Expression » du 12 octobre 2009 (« Aïn Témouchent : 64 émigrants africains arrêtés » poursuit : « […] Les brigades de la gendarmerie d’Aïn Témouchent ont procédé, […] lors de barrages de contrôle dressés à différents endroits de la wilaya, à la saisie d’importantes quantités de marchandises de contrebande […]Il s’agit principalement d’effets vestimentaires et de chaussures de sport, dont [la valeur] a été estimée à environ 500.000 DA »
Les acteurs autres qu’officiels (ONG, etc.) ainsi que les chercheurs sont rarement interrogés dans les articles analysés. On ne rend compte de leurs points de vue ni dans les articles généraux sur les migrations irrégulières, ni même dans ceux rapportant les débats autour de la loi du 25 juin 2008. Dans l’article de « L’Expression » du 5 mai 2008 intitulé « La circulation des étrangers réglementée », seule la voix du gouvernement est audible. Un autre du même journal, paru le 14 mai 2008 et intitulé « «L’Algérie n’a fait aucune concession à l’Europe», ouvre de larges guillemets au seul ministre de l’Intérieur expliquant qu’en créant des « centres d’attente » pour les migrants irréguliers arrêtés, le gouvernement n’a pas cédé aux pressions européennes. Pourtant, ce sujet intéresse aussi les organisations humanitaires et les Ligues de défense des droits humains.
L’impératif commercial au détriment de la vérité
Le thème des migrations subsahariennes apparaît comme un thème commercialement porteur. Ainsi, bien qu’il semble convaincu que « certains immigrants africains constituent une vraie menace », l’auteur d’un reportage publié dans « El Chourouk » du 13 décembre 2008 (« Une catastrophe humanitaire au cœur du désert ») se montre sensible à la détresse des locataires d’un des camps de rétention administrative du Sud algérien. Pour mieux « vendre » ce sujet, le rédacteur-en-chef lui a ajouté quelques éléments « accrocheurs », à l’exemple de cette phrase dans le sous-titre : « Leur période de détention s’est prolongée et leurs problèmes avec. ». Il lui a, surtout, adjoint cet intertitre hostile : « Ils ont saccagé les WC, transformé l’infirmerie en cuisine et transporté avec eux épidémies et maladies ».
Pour rendre un article « sensationnel », un rédacteur en chef peut transformer une information secondaire en information principale. Ainsi, lisons-nous dans le sous-titre d’un article d’« El Chourouk » du 22 août 2009 (déjà cité) : [Selon le responsable de l’information de l’Union des commerçants] quantité de fausse monnaie a été écoulée sur les marchés par une maffia algérienne avec l’aide d’Africains […] ». La suite de l’article sera-t-elle consacrée principalement à la responsabilité desdits « Africains » dans cette « action criminelle » ? Non. Cinq des six paragraphes suivants aborderont le problème général de la fausse monnaie en circulation.
Une prise de conscience des dérapages xénophobes ?
Les dérapages médiatiques que nous venons de décrire semblent être le reflet d’un véritable « racisme ordinaire », dont souffrent les migrants subsahariens en Algérie. Dans le compte-rendu d’une table ronde à laquelle avaient été invités des ressortissants noirs africains vivant à Alger (« Algérie africaine ou pas ? », « El Watan » du 3 juillet 2009), le journaliste établit la réalité de ce racisme : « ‘’Kahlouch, nigrou, Babay, esclave’’ : il est devenu banal dans nos rues d’entendre les insultes racistes contre des Africains. ‘’Même durant le premier PANAF [Festival panafricain, NDLR] de 1969, il y a eu des incidents racistes’’, se souvient un historien qui regrette le silence qui entoure le phénomène. »
Ces dérapages médiatiques sont dangereux en ce qu’ils prouvent la distanciation médiocre de médias très influents vis-à-vis du discours xénophobe d’une partie de la population. Ils renforcent les idées reçues à propos des migrants subsahariens ; ils en créent même de nouveaux, comme celui du « Subsaharien trafiquant d’armes pour le compte de Al Qaïda ». Ils compliquent, par conséquent, l’action des ONG et des organismes humanitaires spécialisés et rendent presque illusoire le projet de régularisation des immigrants irréguliers, que les ligues des droits humains appellent de leurs vœux mais que le gouvernement rejette totalement.
Dans sa couverture d’une table ronde du CISP et de la SARP (Société algérienne de recherches en psychiatrie), organisée le 17 décembre 2007, sur le traitement médiatique de la question migratoire en Algérie, « El Watan » écrit : « Racisme ambiant, vocabulaire sécuritaire, amalgames, déshumanisation : telles seraient les dérives du journalisme en Algérie traitant des phénomènes migratoires[22]. » Comme nous venons de le voir, depuis 2007, ce sombre tableau ne s’est pas beaucoup éclairci.
(*) Cet article a été publié initialement dans l’ouvrage collectif Le Maghreb et les migrations subsaharienne : le rôle des associations er des syndicats, Tunis, la fondation Friedrich Ebert décembre 2011.
Notes
[1] Mohamed Saib Musette, chercheur spécialisé dans les migrations. Interview, revue électronique méditerranéenne Babelmed (www.babelmed.net), avril 2007.
[2][2] « A l’heure actuelle, il s’agit de réagir à une situation d’urgence, en l’occurrence l’afflux de plus en plus important d’immigrants illégaux […] sur notre territoire » (déclaration du ministre de l’Intérieur, Noureddine Zerhouni, « L’Expression » du 14 mai 2009). Les préoccupations gouvernementales sont essentiellement sécuritaires. Un haut responsable de la Police algérienne les résume en « l’évolution du phénomène migratoire de ressortissants étrangers et sa connexion avérée avec les autres formes d’activités criminelles organisées. » (« L’Algérie devient une terre d’immigration », « El Watan », 3 juin 2009).
[3] Un exemple de ce discours est un éditorial intitulé « La loi et la dignité humaine », qui condamne les arrestations musclées d’immigrants subsahariens à Alger (« El Watan », 8 juin 2009).
[4] Nous justifions le choix de la date ouvrant la période de publication de ces articles par le souci de rendre compte de la couverture des débats autour de la loi du 25 juin 2008.
[5] Le tirage de la presse non quotidienne ne dépasse pas 275.000 exemplaires sur 2.430.000 représentant le tirage global de la presse. La presse quotidienne cumule 2.155.000 exemplaires/jour, dont 1.255.000/jour pour les quotidiens arabophones et 900.000/jour pour ceux francophones (le ministre algérien de la Communication, Rachid Boukerzaza, 22 avril 2008). La situation ayant certainement évolué depuis la date de cette déclaration, nous donnons ces chiffres à titre simplement indicatifs.
[6] Le tirage d’« El Moudjahid » ne dépasse pas 10.000 exemplaires selon l’article « El Moudjahid (Algérie) » de l’encyclopédie électronique « Wikipedia » qui, toutefois, ne cite pas la source de cette information.
[7] Ces chiffres ont été obtenus de sources internes à ces deux journaux.
[8] En plus, le moteur de recherche du « Quotidien d’Oran » est loin d’être performant : il ne nous a affiché aucun résultat pour une recherche (effectuée le 30 novembre) avec le mot-clé : « africain ».
[9] Pour les formalités de séjour en Algérie des ressortissants maliens, voir le site du ministère des Maliens de l’extérieur et de l’Intégration africaine : www.mmeia.gov.ml.
[10] « Harragas », littéralement les brûleurs, signifie en Algérie « migrants clandestins ».
[11] M. S. Musette appelle « migration alternante » cette migration saisonnière. Interview, revue électronique méditerranéenne Babelmed (www.babelmed.net), avril 2007.
[12] Elle le devient pour certains migrants qui ont échoué à traverser la Méditerranée et y restent bloqués sans possibilité de retour dans leurs pays dans des conditions décentes.
[13] Le CISP (Comité international pour le développement des peuples) est une ONG italienne présente en Algérie.
[14] Il faut noter, cependant, que certains de ces articles, comme « La forteresse Europe et le délit de solidarité » (« L’Expression », 4 juin 2009) ne sont pas hostiles aux immigrants subsahariens.
[15] « Centre d’attente » est le terme juridique officiel désignant les centres de regroupement des migrants en voie d’expulsion.
[16] Un seul article rapportant des faits sécuritaires rend le gouvernement responsable du sort des immigrants subsahariens : « Lutte contre l’immigration clandestine : 99 affaires traitées en 6 mois » (« El Watan », 31 août 2009).
[17] Titre : « Surveillance étroite sur les Africains dans le but de faire échouer les plans d’’’investissement’’ dans le trafic de drogue ». Un autre exemple : « El Khabar » du 31 octobre 2009 qui écrit en surtitre : « Ils étaient en possession de 23 kilogrammes de kif traité et de 21 passeports falsifiés ».
[18] A aucun moment l’auteur ne cite la source de l’information. Nous pouvons toutefois supposer qu’il s’agit des services de sécurité cités au début de son article.
[19] Cf. l’article d’« El Watan » du 5 mai 2008 intitulé : « M. Zerhouni : ‘’Il existe des criminels qu’il faut combattre’’ ».
[20] Yassin Temlali, « Migration irrégulière au Maghreb : chiffres et données », revue électronique méditerranéenne Babelmed (www.babelmed.net), octobre 2009.
[21] Cette enquête avait conclu, à l’encontre de l’alarmisme officiel, que le nombre de migrants irréguliers en Algérie était de seulement 26.000.
[22] Titre de l’article : « Médias et migrations : Comment dépasser la stigmatisation ? »