REPORTAGE – Devant la préfecture de l’Essonne, atteindre le guichet pour un titre de séjour relève de l’exploit.
Par MARIE PIQUEMAL
Cinq heures du matin, par un froid de canard, sur le trottoir qui longe la préfecture de l’Essonne à Evry, ils sont déjà une centaine en file indienne à grelotter derrière des barrières. Marie-Louise s’encourage en tapotant ses pieds gelés : «Allez, plus que trois heures de temps et ils ouvriront les grilles.» Elle est arrivée ici à 2 heures du matin, toute seule, avec sa chaise pliante et une couverture, par le bus de nuit. «La semaine dernière, je suis venue à 4 h 30. J’ai fait la queue cinq heures et, arrivée au bout, on m’a dit de revenir, il y avait trop de monde avant moi.»
Comme la plupart des étrangers sur ce trottoir, elle vient renouveler son titre de séjour. Pour ces personnes en situation régulière, faire valoir ses droits est devenu un parcours du combattant, surtout en Ile-de-France où se concentre une forte population d’immigrés. Mais depuis quelques mois, la situation s’est dégradée. Faire la queue une ou deux heures avant l’ouverture des bureaux ne suffit plus. Dans certaines préfectures, comme celle de l’Essonne, il faut arriver tôt dans la nuit, voire la veille pour s’assurer d’être reçu le lendemain.
«L’Inespérable». Bonnet enfoncé jusqu’aux yeux, un homme est à bout de forces : «Pour cinq minutes d’entretien, il faut patienter vingt heures. Si tu passes pas la nuit ici, t’as aucune chance.» Derrière lui, une jeune femme essaie de garder le sourire. Son mari l’a déposée avant d’aller travailler. Leurs quatre enfants (13, 10, 7 et 2 ans) sont restés seuls à la maison. La «grande» n’ira pas à l’école. «Pour garder le petit frère, le temps que je rentre», explique-t-elle.
Ce jeudi matin, une bonne cinquantaine de militants (Réseau Education sans frontières, Ligue des droits de l’homme, CFDT…) sont venus apporter leur soutien, à grand renfort de thermos de café. Des mobilisations étaient organisées la semaine dernière devant plusieurs préfectures d’Ile-de-France pour alerter sur la détérioration des conditions d’accueil des étrangers.
A 6 h 45 déboule une petite troupe de musiciens dépêchée pour réchauffer l’ambiance. «En attendant l’inespérable», dit Farid. Algérien, il possède sa carte de résident de dix ans, mais bataille depuis de longs mois pour que sa femme puisse le rejoindre. «Ils m’ont d’abord dit non, j’ai fait un recours devant le ministère, j’ai obtenu gain de cause. Mais la préfecture ne veut rien entendre. Je reviens sans arrêt et on me répond toujours que mon dossier est bloqué. A chaque fois, je perds une journée de travail. Je suis artisan dans le bâtiment, je paie des impôts. Pour ça, je suis français. Pour mes droits, je reste un étranger.»
En tête de la file, un petit groupe. Ils ont le visage fermé par le froid et sont plantés devant les grilles depuis la veille, en début d’après-midi. L’un d’eux sort un bout de papier froissé. «Voilà la liste que l’on a faite hier après-midi. C’est informel, bien sûr. On s’attribue des numéros d’arrivée pour s’organiser un peu.» Et pour permettre aux uns et aux autres d’aller se chercher à manger ou se réchauffer dans les voitures garées un peu plus loin. Des toilettes publiques ont été installées. «J’ai pris une chambre d’hôtel juste derrière pour aller me reposer, explique cet homme qui vient ici pour la cinquième fois en quinze jours. Mais je n’ai pas osé y aller. J’avais trop peur de perdre ma place.»
«Fatigué». «Il manque toujours un papier», explique un autre, emmitouflé dans un nombre incalculable d’épaisseurs. Son titre de séjour arrive à échéance aujourd’hui. «S’ils me trouvent encore quelque chose qui ne va pas, c’est fini pour moi. Je vais tout perdre. Je suis fatigué.» Sa situation ne semble pourtant pas problématique. Il vit en France depuis 2002, marié à une Française, «de souche». Il travaille chez Carrefour. «La semaine dernière, l’agent de la préfecture m’a dit qu’il fallait absolument apporter une photocopie du compte joint. Il se trouve qu’on n’en a pas l’utilité, ma femme utilise ma carte bleue, on a toujours fait comme ça. Mais que voulez-vous qu’on fasse ? On est vite allés en ouvrir un. J’espère que cette fois, ça ira.»
A l’autre bout de la file, un jeune garçon, 22 ans, international de rugby, originaire de Gambie, porte sous le bras une sacoche pleine à craquer avec «tous les papiers qu’ils exigent… Parfois ils redemandent trois, quatre fois les mêmes. C’est sans fin. J’ai un bébé de 2 ans, en garde partagée. Pour prouver que je m’occupe bien de lui, ils veulent que je leur apporte les tickets de caisse des achats de couches. Sa mère m’a même fait une attestation pour dire que j’étais un bon père, ça ne leur suffit pas». Il a terminé son service à la SNCF à 1 heure du matin, s’est reposé un peu avant de rappliquer, pas du tout certain d’être dans le bataillon des «élus».«Tout dépendra du nombre de places, ça varie selon les jours. Parfois c’est 100 personnes, d’autres fois 200» qui seront reçues à l’accueil.
Les autres sont priés de revenir un autre jour. Vers 9 heures, une paire d’agents distribue les fameux tickets avec des numéros, par ordre de passage à l’accueil. Des policiers sont aux quatre coins pour éviter les débordements. Pas de bousculade ce jeudi. Les gens sont résignés, congelés. «J’ai déjà vu des bagarres, assure Farid. Mais un jour, ça va vraiment péter. C’est ce qui arrive quand on pousse les gens à bout.»