PARUTION : Omerta dans la police, de Sihem SOUID

Racisme aux frontières :

une policière témoigne, par E. Inciyan et H. Vitriani (Mediapart) -Racisme aux frontières: une policière témoigne
Par Erich Inciyan et Hugo Vitrani

06 Octobre 2010
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«Je suis flic et je m’appelle Sihem Souid. C’est un nom tunisien, comme le sont mes parents. Mais moi je suis française», dit d’abord cette fonctionnaire âgée de 29 ans. Après trois années passées à la police aux frontières (PAF) d’Orly, elle décrit les coulisses policières d’un grand aéroport parisien. «Un œil sur le visage du passager, l’autre sur son passeport. Tout est en règle. Un coup de tampon. Au suivant. Visage, passeport, photo, tampon. Au suivant.»

De ces gestes répétitifs, le livre de Sihem Souid donne les ressorts cachés. Il explore cet univers policier marqué par une double discrimination. Primo, les «abus de pouvoir» visant certains étrangers qui se présentent aux guérites, spécialement lorsqu’ils arrivent du continent africain et même s’ils sont «en règle»… Secundo, les discriminations infligées dans la police à certains fonctionnaires – en fonction de leur origine ethnique ou de leur orientation sexuelle.

Ce récit de l’intérieur sur la PAF, signé sous son nom par une «femme flic», est sans précédent. Non sans risque pour sa carrière, puisque Sihem Souid est toujours en poste dans la police (elle a quitté la PAF d’Orly pour se retrouver, fin 2009, dans une cellule d’aide aux victimes de la préfecture de police de Paris). «Avec ce livre, il est possible que je perde mon emploi. Mais si la vérité est à ce prix, je n’aurai aucun regret», assume-t-elle.

A l’entendre aujourd’hui, la jeune femme n’a pas tout perdu de la «vocation» et de «l’idéalisme» qui l’animaient lors de son entrée dans la police. Reçue major de sa promotion en 2006, elle est passée par la voie des «adjoints de sécurité». Son credo était, alors, de «préserver les libertés, les défendre contre la loi du plus fort, celle de la rue ou celle de l’argent qui procure des privilèges». Elle a déchanté depuis, mais espère toujours visiblement faire évoluer les comportements policiers.

Lutter contre l’immigration clandestine ne l’a jamais gênée. Mais elle mesure ses naïvetés de 2006, quand elle intègre la police aux frontières. «J’imagine, sotte que je suis, que mes collègues pensent comme moi: pitié et hospitalité pour les victimes. La loi, aussi dure soit-elle, pour les autres, les fraudeurs et les usurpateurs. Comme je me trompe! Pour nombre de flics de la PAF, un étranger est d’abord un suspect, un parasite potentiel, une espèce de sous-homme indigne, menteur, tricheur, sournois.»

Et l’on dit: «Je vais contrôler les bougnes» ou «Tiens, voilà encore un avion de nègres»

«Tout est bon pour l’empêcher de passer nos guérites, continue la fonctionnaire, au sujet de la perception de cet «étranger» par ses collègues policiers aux frontières. Même celui qui a ses papiers en règle. Je crois que la politique du chiffre, la pression exercée sur les agents afin que les statistiques correspondent à la fermeté affichée du gouvernement, ne suffisent pas à expliquer cette situation. Alors quoi? Eh bien je pense tout simplement que cela reflète fidèlement l’état d’esprit de nombreux fonctionnaires de la PAF d’Orly. Les étrangers nous emmerdent. Qu’ils restent chez eux. Point.»

La jeune policière pointe les effets pervers du système, dont «les dysfonctionnements de nos hiérarchies et leur soumission au pouvoir politique, quitte à trafiquer les chiffres». Elle décortique la pression des statistiques, des notations individuelles et des primes au rendement qui conduisent les policiers à refouler des étrangers à tour de bras. «Grâce à nos graphiques très détaillés, la hiérarchie peut connaître le rendement de chaque agent, c’est-à-dire le nombre de personnes à qui il refuse l’entrée du territoire et les raisons de ce refus.»

D’autant plus que chaque agent a, lui aussi, accès à ses propres statistiques. La suite est logique, pour Sihem Souid. «Ce soir il y a à Dakar, à N’Djamena et à Alger, des pauvres types qui bouclent leur valise et vérifient une dernière fois leurs papiers. “Tout y est: le visa, le billet retour. La réservation d’hôtel? La voilà…” Combien d’entre eux seront refoulés demain, malgré des papiers en règle, parce qu’aujourd’hui un flic de la PAF a trouvé que ses statistiques personnelles n’étaient pas satisfaisantes?»

Affectée à un service chargé de la réglementation et des statistiques, la policière connaît la machine administrative. Elle décortique les «petites combines» de ses collègues d’abord soucieux de présenter des statistiques personnelles satisfaisantes. Abîmer volontairement un passeport permet de justifier un refoulement et d’améliorer son bilan du mois. Même chose si on applique strictement la règle des «53,27 euros» (le touriste étranger doit disposer de cette somme d’argent liquide, multipliée par le nombre de jours à passer en France qui est indiqué sur son visa).

Mais comment croire que les dérapages verbaux de ses collègues relèvent du vocabulaire professionnel? «Melons», «crouilles», «couscous», pour les Arabes. «Nègres» ou «bamboulas» pour les Noirs africains. «Ce sont les mots de tous les jours. Le langage courant de la PAF. On pose sa casquette sur la tête et on dit le plus naturellement du monde: “Je vais contrôler les bougnes” ou “Tiens, voilà encore un avion de nègres”.»

Les mêmes blagues racistes, les mêmes rires reviennent à l’ordinaire: «Quelle est la différence entre un Arabe et E.T.? E.T. a compris qu’il devait rentrer chez lui.» Quand un policier, d’origine turque, s’aventure à faire un rapport sur une collègue qui s’est exclamée «Encore des bougnoules», au sujet de passagers d’un vol en provenance du Maghreb, l’affaire est aussitôt oubliée par la hiérarchie. Et «la policière raciste est promue».

«Tout le monde le sait et tout le monde la ferme»

Entre autres histoires, le livre de Sihem Souid dit celle d’Antoinette, une Française d’origine congolaise et de retour de République démocratique du Congo avec sa fillette de quatre ans. La passagère a été placée en garde à vue, parce qu’elle avait confié un bagage en excédent à un homme qui s’avérera en possession de faux papiers… Normal. Sauf qu’Antoinette s’est finalement retrouvée «nue dans une cellule, rabaissée, humiliée, déshumanisée, au point qu’une policière puisse filmer cette scène honteuse et barbare comme si elle était banale, ordinaire.»

«Mon silence me rend-il coupable des agissements de salauds qui bafouent les règles élémentaires de la plus simple humanité?», se demande Sihem Souid. Un jour qu’elle réagit, un collègue lui lance, devant d’autres policiers restés muets: «Tu nous fais chier avec ta justice et ton droit! Si tu prends leur défense, c’est que t’es d’origine tunisienne, c’est tout!»

Dur à entendre, pour des fonctionnaires comme elle qui doit souligner «combien nous aimons ce pays, le nôtre. Combien nous avons dû nous battre pour intégrer la police et dépasser un nombre incalculable de préjugés, y compris jusque dans nos familles et chez nos proches, qu’il a fallu leur faire comprendre qu’un flic n’est pas seulement celui qui vous contrôle dix fois par jour parce que vous avez une tête d’Arabe, et donc d’assassin, de dealer, de violeur, de racaille et, maintenant, de terroriste».

A son poste d’adjointe administrative, la jeune policière voit également défiler les «petites magouilles» de certains chefs policiers d’Orly. «Les billets d’avion gratuits délivrés aux flics galonnés, les caisses de champagne offertes au patron de la PAF» qui «passe une semaine à Djerba, en Tunisie – un pays de bougnoules –, offertes par Tunis Air. Cadeaux et extras compris.» Ou encore le cas de ce hiérarque qui, en échange de billets gratuits, annule des amendes frappant une compagnie (un avionneur transportant un sans-papiers jusqu’à Orly est passible d’une contravention de 5.000 euros si le clandestin est majeur, et de 10.000 euros s’il est mineur).

«Tout le monde le sait et tout le monde la ferme», commente Sihem Souid. Qui mettra les pieds dans le plat, elle, en répétant ces accusations à l’IGPN (où elle croisera «des fonctionnaires fiables et droits»). Son témoignage provoquera ceux de nombreux collègues et cet afflux conduira au départ du directeur de la PAF d’Orly. Mais «le racisme continue»…

«On n’aime pas les “bougnoules”, les “nègres”, les “pédés” et les “gouines”…»

En même temps que la stigmatisation des «étrangers», Sihem Souid dénonce les discriminations internes à la corporation. «Nous sommes 300 policiers des frontières à vivre ensemble quotidiennement», relève-t-elle. «On ne compte plus les membres de la PAF d’Orly qui s’estiment victimes de comportements discriminatoires liés à leur origine ethnique, à leur sexe ou à leur orientation sexuelle.»

Comme Nadia, adjointe de sécurité, et Eve, brigadière chef. Toutes deux sont «pacsées» et en butte aux propos homophobes d’une autre policière qui «ne veut pas de gouines dans son bureau». Cette dernière aussi sera promue, au détriment d’Eve. «C’est comme ça à la PAF d’Orly : on n’aime pas les “bougnoules”, les “nègres”, les “pédés” et les “gouines”. C’est même conseillé de les détester. Cela facilite et accélère les promotions.» Sihem Souid dénoncera, à l’IGS, les «diatribes homophobes» de la chef de Nadia. Cette déposition la fera passer «du statut de la fonctionnaire exemplaire à celui de l’incompétente doublée d’une fraudeuse», estime-t-elle.

Mais Sihem Souid n’est pas seule. En tout, sept policiers de la PAF d’Orly se sont sentis visés par des discriminations racistes ou sexuelles. L’un s’est aperçu que le mot «Arabe» était écrit en rouge dans son dossier administratif. L’autre a refusé de participer aux «petites fêtes bien arrosées» régulièrement organisées dans le bureau de son commandant. Quand ils ont fini par en parler à leur hiérarchie, comme par hasard, tout s’est compliqué dans leur vie professionnelle. Blagues vaseuses, dénigrement du travail, harcèlements, mutations, guerres d’usure. En avril 2009, les sept fonctionnaires n’ont pas lâché prise; ils ont déposé des plaintes pénales contre leur hiérarchie et la presse s’est emparée de l’affaire.

Sihem Souid est restée dans la police. Depuis novembre 2009, elle travaille dans une cellule d’aide aux victimes (notamment les violences conjugales et intrafamiliales) de la préfecture de police de Paris. Dans son service, elle a rencontré «des gens consciencieux, ouverts, humains. Ils correspondent exactement à l’idée que je me faisais des flics. J’espère simplement qu’ils représentent la majorité de la police nationale et que les flicaillons de la police aux frontières que j’ai croisés à Orly ne sont qu’une monstrueuse minorité. Je l’espère de toutes mes forces».

Le livre de Sihem Souid, Omerta dans la police (Le Cherche Midi), sera le 14 octobre en librairie.

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