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LEMONDE.FR | 22.10.09 | 12h20 • Mis à jour le 23.10.09 | 17h42
L’intégralité du débat avec Khemaïs Chammari, ex-secrétaire général de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), ancien député de l’opposition démocratique tunisienne, vendredi 23 octobre, à 14 h .
chid : La population tunisienne aspire t-elle réellement à la démocratie ? Le raisonnement du tunisien moyen n’est-il pas, en effet, qu’il vaut mieux vivre dans une dictature calme et prospère que dans une démocratie pauvre ?
Khemaïs Chammari : Ce raisonnement existe, il est répandu, surtout au niveau des classes moyennes, qui ont des velléités d’émancipation mais qui le plus souvent sont frileuses. En revanche, au niveau des plus modestes, le problème, c’est l’urgence des questions alimentaires et le quotidien, qui est tributaire, à tous les niveaux, de la carte du « Parti ».
Enfin, il y a ce que Béatrice Hibou, dans sa remarquable thèse, appelle la « force de l’obéissance ». Elle y explique les ressorts de la peur et de l’apparente soumission qui peut faire place à des explosions imprévisibles. Pour les intellectuels et pour les secteurs politisés de l’opinion, la démocratie est une aspiration. Pour les autres, il y a d’autres urgences.
Ali Bin Fodel : On sait que la situation des droits de l’homme en Tunisie est particulièrement mauvaise, que la presse et le paysage politique sont ficelés. Parallèlement, la Tunisie est aussi un des pays les plus avancés du monde arabe en terme de droits de la femme, de gouvernance économique, de santé et d’éducation. Ben Ali serait-il une sorte de despote éclairé ?
Despote éclairé ? Tout est affaire de définition. Dans ce régime, qui n’a de nom dans aucun droit constitutionnel, je parlerai plutôt de « tyrannie élective », selon la formule d’un politologue tunisien de renom.
Alors, bien sûr, il y a eu l’effort depuis Bourguiba en matière d’éducation, mais sur ce plan, les impasses aujourd’hui sont réelles, et sont illustrées par la proportion très inquiétante de chômeurs diplômés. Les droits de la femme, incontestablement, sont un acquis majeur. Légué par Bourguiba.
Sur le papier et au niveau des textes, la Tunisie est un pays avancé. Dans les faits, c’est de plus en plus aléatoire, car nombre de magistrats sont influencés par les idées conservatrices religieuses et ont une interprétation réductrice de la loi islamique. Enfin, le pouvoir instrumentalise de façon tellement excessive cet acquis en matière de droits des femmes que cela en devient contre-productif.
Profilo : Ne croyez vous pas que la vraie opposition (Ahmed Brahim ) devrait boycotter les élections au lieu de donner du crédit aux yeux du monde en se présentant.
C’est un vrai dilemme. A mon âge, et compte tenu de mon itinéraire, je ne me résous pas à l’idée d’appeler au boycott. D’autant plus que le rapport de force fait que le boycott ne peut pas être véritablement actif. Il demande souvent du courage, mais il s’agit d’une attitude plutôt passive.
A côté des deux candidats faire-valoir, de l’opposition de décor – qui est calquée sur l’opposition officielle des pays de l’Est européen d’avant la chute du mur de Berlin –, il y a, comme vous le dites, la candidature d’Ahmed Brahim qui, d’entrée de jeu, a expliqué qu’il ne ferait pas de la figuration et qu’il concevait cette bataille comme une compétition d’égal à égal avec le chef de l’Etat. Ce qui lui a valu les foudres du pouvoir.
C’est donc dans des conditions de pression et de discrimination inacceptables qu’il a été contraint de mener une campagne difficile, mais digne et courageuse, que je soutiens tout à fait.
Dorra : En 1987, plein d’intellectuels tunisiens, de politiques, de partis ont cautionné le putch du général Ben Ali sachant qu’il était un sanguinaire responsable de répressions du mouvement démocratique. Seraient-ils responsables de ce que vivent les Tunisiens et la Tunisie maintenant ?
En 1987, face à une situation déliquescente compte tenu de la sénilité du chef de l’Etat et de l’aggravation de la crise financière et économique, le général Ben Ali est arrivé au pouvoir à la suite de ce qu’on appelle le « coup d’Etat médical ». Cela s’est fait pacifiquement et sans effusion de sang. Il a bénéficié d’un très large consensus qui procédait du lâche soulagement que nous avons éprouvé.
Durant plus de dix-huit mois, le nouveau pouvoir a fait illusion, avant la dérive autoritaire, despotique et affairiste qui atteint son paroxysme aujourd’hui. Fallait-il soutenir, même de façon critique ? La question est légitime. J’ai eu pour ma part à faire une autocritique sur le choix que j’ai fait dans la crainte de la contagion algérienne en 1991, de jouer le jeu d’un pluralisme initié par le haut, et j’ai donc été ainsi député, très vite dépité.
Monte Cristo : Ben Ali a éliminé toute opposition crédible, mais de quoi a-t-il peur ? Est-ce qu’il peut être réellement battu à des élections libres ?
Si une consultation relativement libre et transparente était organisée, les pesanteurs sociopolitiques, le poids de l’administration et la confusion entretenue entre celle-ci et le parti gouvernemental feraient que, à mon sens, le président Ben Ali pourrait escompter 60 % à 65 % des voix. Mais sur la base d’une participation qui en réalité n’excéderait pas les 40-50 %.
Alors, pourquoi ne s’y décide-t-il pas ? La réponse, c’est le poids de la tradition du parti unique, de la culture et de la pensée uniques, qui renforce la dérive despotique et autoritaire.
Les photos publiées, y compris dans la presse internationale, sur le meeting de démarrage de la campagne du RCD, sont assez terribles. La comparaison avec le rituel chinois ou nord-coréen n’est pas excessive. Jamais la Tunisie, depuis l’indépendance, n’a connu un rite d’allégeance d’une telle ampleur.
Fred_Robbe : L’image d’un Ben Ali « bouclier » contre la menace islamiste tient-elle encore la route en 2009 ?
C’est une bonne question. Parce que c’est le principal alibi du pouvoir pour justifier le verrouillage institutionnel et politique. Je prétends que le mouvement islamiste En-Nadha, qui a été diabolisé et réprimé de façon implacable, compte parmi les mouvements les plus modérés sur le plan politique du monde arabe et musulman.
Dans le même temps, le pouvoir a laissé se développer, et a même entretenu par ses manies répressives conjuguées avec l’influence des chaînes satellitaires du Moyen-Orient, un courant salafiste et djihadiste opposé à En-Nadha et difficilement contrôlable.
Enfin, il y a la tentation que nombre d’observateurs ultra-laïques feignent d’ignorer. Depuis près de deux ans, en effet, des manœuvres se multiplient pour tenter d’instrumentaliser et de récupérer l’islam politique à partir d’une surenchère piétiste conservatrice. Et c’est le propre gendre du chef de l’Etat, un jeune homme d’affaires à l’ascension financière fulgurante, et futur député à partir de lundi matin, qui s’illustre dans cette démarche risquée.
En quelques mois, il a non seulement acquis le groupe de presse As-Sabah, mais il a lancé Radio Zitouna (Radio Coran), la future chaîne télévisée Zitouna, et la banque islamique Zitouna dont des guichets vont être installés dans tous les bureaux de poste pour capter l’activité bancaire des postes tunisiennes.
Alors, je sais bien que mon choix séculariste sera suspecté par des interrogations à la limite de la perfidie, mais j’essaie d’être un homme de conviction, et ce que je sais en tout cas, c’est qu’il est dérisoire de comparer le pacte national tunisien adopté en novembre 1988 et qui a constitué un acquis très vite voué au tiroir de l’oubli, avec le pacte laïque de Kamel Ataturk, dont le maintien et la sauvegarde ont été assurés aussi par le poids de l’armée en Turquie.
Oussama_Masri : Mais les islamistes ne sont-ils pas la seule alternative réelle ? Ce n’est pas avec une centaine d’intellectuels de salon qu’on gagne une élection !
Je n’aime pas la référence aux intellectuels de salon, elle me paraît vraiment indigne. Car sans jouer à l’ancien combattant, j’ai été torturé à 24 ans, j’ai fait 4 ans et demi de prison en quatre fois, sous le règne de Bourguiba et de Ben Ali, je ne suis pas le seul dans ce cas. Que ceux qui paient le prix de la douleur, du sang et de la solitude nous jettent la pierre. S’ils existent. Mais pour les autres, un peu de retenue.
Alors, les islamistes ? Alternative ? En tout cas, j’espère que si ça devait être un jour le cas, ils ne soient pas seuls à tenir le gouvernail. Car il est bien évident que modérés ou radicaux, ils ont un tronc commun fondamentaliste, dogmatique et qui à mes yeux doit être encadré avec vigilance.
Et puis ce n’est pas une vaine polémique que de dire que l’islamisme a eu pour terreau les manœuvres de nos régimes autocratiques, la répression aveugle, la torture, l’enrichissement massif illicite, et la corruption qui aujourd’hui affecte directement la proximité immédiate du plus haut niveau de l’Etat en Tunisie.
Xavi : Etes vous inquiet des malversations économiques du pouvoir ? Cela peut-il bloquer le développement de la Tunisie ?
Inquiet, sûrement. En termes d’éthique, mais aussi du point de vue politique, pour les raisons que je viens de dire. A cela s’ajoutent les risques réels en termes de gouvernance. J’affirme de ce point de vue que la corruption n’est pas propre à mon pays et que, quand il y a corruption, il y a corrupteur. Dans un système mondial globalisé, dominé par les forces de l’argent.
Mais la lutte contre la corruption, qui est une action de longue haleine, et qui est de l’ordre du politique et de l’éducation, n’est possible que dans un contexte où un minimum d’indépendance de la justice est garanti, et où le pluralisme effectif de la presse connaît des avancées progressives. Ce qui n’est malheureusement pas le cas en Tunisie.
Selim : Dans la mesure où tous les proche de la « belle-famille » de Leïla Ben Ali sont ancrés pour des décennies dans le pouvoir économique, que peuvent faire les Tunisiens ?
Dans les commentaires internationaux, il est beaucoup question du « clan », de la « tribu », et pour ma part, je souhaiterais nuancer un peu le propos, car en focalisant autant sur un groupe, certes très puissant, on risque d’occulter la réalité, qui est celle d’une classe sociale où de fortes solidarités et connivences jouent, pour privilégier le gain facile, l’enrichissement illicite et les prébendes.
Aujourd’hui même, une illustration sur Internet est venue cadrer un peu mieux cette vision des choses. Pour le lancement de la banque islamique Zitouna, quatorze grands barons des milieux d’affaires tunisiens associés à ce projet ont posé pour les photographes et pour la postérité, comme s’ils voulaient faire la preuve que la Tunisie dominante, c’était bien ce club de milliardaires.
Glam : Quelle est la responsabilité des pays occidentaux et, notamment, de la France, dans le maintien de ce régime ? Est-ce que Ben Ali bénéficie d’un soutien particulier de Paris ?
Je ne me fais pas d’illusions sur la façon dont la diplomatie bilatérale et multilatérale agit et sur le poids qu’elle peut avoir pour infléchir le cours des choses dans le sens de la démocratie et de la justice. Car il y a malheureusement la géopolitique et la raison d’Etat, qui débouche souvent sur la déraison d’Etat. Aujourd’hui, donnant la priorité à la stabilité politique – qui est un facteur auquel je suis très sensible –, à la lutte contre le terrorisme et contre l’islamisme radical qui est source de bien des amalgames, les puissances internationales hésitent à marquer leurs distances par rapport au pouvoir.
Le constat unanime des observateurs internationaux sur les atteintes aux droits de l’homme en Tunisie ne semble pas gêner les Etats, et en particulier ceux, européens, du pourtour de la Méditerranée. Entre la référence concrète à la démocratie et à l’Etat de droit et les intérêts commerciaux, le dilemme est à leurs yeux apparemment insurmontable. Et c’est bien dommage, surtout pour ceux d’entre eux qui prétendent incarner la patrie des droits de l’homme.
Myrzek : Que répondez-vous aux personnes qui disent que la Tunisie est un miracle économique ? En évitant une réponse du genre « les chiffres du FMI sont manipulés ».
Ce que je dis, c’est qu’il y a une grande opacité au niveau des statistiques officielles, gouvernementales, tunisiennes. Partant de l’idée que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, on nie les retombées de la crise financière et économique récente, on nie le chômage et son ampleur au niveau des jeunes diplômés. Et j’affirme que nous n’avons pas vraiment des références officielles fiables des données macroéconomiques.
Par ailleurs, on galvaude les images des pays « émergents », des « dragons » – et la Tunisie serait le dragon de la Méditerranée –, et je ne pense pas que le débat sur ces approches soit constructif.
Ce qui est certain, c’est qu’en Tunisie il y a un Etat, des structures administratives et technocratiques qui fonctionnent même si elles sont parasitées par les effets de la corruption ambiante, qu’il y a des compétences en matière de gestion et de gouvernance, qui sont malheureusement trop encadrées et bâillonnées ; que la Tunisie bénéficie d’une situation qui n’est nullement comparable à celle de la plupart des pays arabes et des pays du continent africain en matière d’infrastructures, d’accès au logement, d’accès à l’eau et à l’électricité.
Mais il y a des zones d’ombre indéniables, et les choix à la fois libéraux et bureaucratiquement étatistes qui sont imposés ont certes leurs avantages, mais énormément d’inconvénients sur le moyen et le long terme. Il y a donc le risque sérieux d’un dérapage économique et social si la volonté politique d’une maîtrise de la politique de croissance et de développement et d’une vigilance en matière de lutte contre la corruption ne se manifeste pas de façon plus conséquente et n’aille pas au-delà des effets de propagande qui finissent par dévaloriser, par exemple, des engagements aussi importants que ceux annoncés en matière de lutte contre la pauvreté et de lutte pour la sauvegarde de l’environnement.
Utilisateur11 : Tout a une fin et ce régime n’échappera pas à la règle ! Comment la voyez-vous, cette fin ?
Si vous entendez par la « fin » l’après-Ben Ali, j’avoue – et je ne suis pas le seul – que j’ai quelques scrupules à répondre, parce que je ne veux pas confondre mes désirs avec la réalité. Le système est en effet tellement fermé et verrouillé que nous n’arrivons pas à maîtriser les éléments d’appréciation indispensables pour se livrer à une prospective réaliste de ce que pourrait être la Tunisie, sur le plan politique, des dix ou quinze prochaines années.
L’objectif qui est le nôtre – en tout cas qui est le mien – n’est absolument pas de me poser en prétendant à une relève qui concernera d’abord et surtout la génération de mes enfants. L’objectif est d’apporter une modeste mais inlassable contribution à la dénonciation des atteintes aux droits, à la mise en cause des mécanismes nationaux et internationaux de la corruption, au refus de la torture et des châtiments corporels.
Et puis surtout, à tenter de redonner espoir à une opinion aujourd’hui désorientée sous les masques de l’indifférence et de l’apolitisme et à une jeunesse frappée de plein fouet par le chômage et angoissée par ce « no future » auquel les moulins à prière et la pensée unique de nos dirigeants n’apportent pas de réponse satisfaisante.
Modéré par Florence Beaugé, journaliste au « Monde », chargée de la couverture du Maghreb